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Les armes chimiques: qu’est-ce que c’est ? Comment en parler dans la presse ? [Actualisé]




Publié par Pierre-Marie Meunier le 12 Février 2018

Bien plus que le reste des arsenaux à disposition des armées du monde entier, l’arme chimique est difficile à cerner.



Soldats en tenue NBC (crédit : wikimedia commons.org)
Soldats en tenue NBC (crédit : wikimedia commons.org)
[Rediffusion d'un article publié début 2013, parce que les mêmes approximations sont faites par les mêmes médias, concernant l'utilisation réelle ou supposée de barils de chlore par le régime de Bachar Al Assad.

Les mêmes questions se posent depuis 2013 au sujet du chlore : s'il ne fait pas de doute qu'il est utilisé en tant qu'arme chimique, il s'agit d'une arme chimique plus ou moins improvisée, avec l'utilisation vraisemblable de stocks de chlore industriel, dont les effet sont sans commune mesure avec le chlore à usage militaire (de type gaz moutarde ou ypérite).

A ces interrogations techniques (mais légitimes) s'en ajoutent d'autres, bien plus importantes : utilisation délibérée contre des civils ou "dégâts collatéraux" d'actions contre les opposants au régime ? Utilisation du chlore dans un but létal ou pour désorganiser l'adversaire (très peu de morts en l'occurrence, si nous nous arrêtons à une comptabilité macabre et au simple "bilan" humain et opérationnel). Ordre direct de Bachar Al Assad, ou décision du commandement militaire ?


Une autre point soulevé récemment pourrait susciter un certain embarras dans les chancelleries occidentales : pourquoi le régime utiliserait du chlore bien peu efficace s'il dispose bien de gaz sarin, comme entendu depuis l'attaque de Khan Cheikhoun ? Préserver ses stocks ? Donner le change ? Le chlore est la seule arme arme chimique dont une partie des utilisations peut être indiscutablement attribuée au régime syrien (car seule le régime et ses alliés disposent d'hélicoptères). Mais rappelons que l'Etat islamique a lui aussi mené des attaques au camion-citerne de chlore en Irak notamment. Il a aussi fabriqué du gaz moutarde : que sont devenus ses stocks ?

Reste enfin l'hypocrisie de la fameuse "ligne rouge" : si elle repose sur l'utilisation d'armes chimiques par le régime, il y a longtemps qu'elle a été franchie (l'utilisation, documentée depuis 2014 au moins, de barils de chlore larguée par hélicoptères en est une] ; si la ligne rouge consiste à attendre une utilisation délibérée contre des civils d'une arme chimique de type militaire (sarin par exemple), elle ne sera à l'inverse vraisemblablement jamais atteinte. Ce type d'attaques est très difficile à attribuer à coup sûr. Et même dans ce dernier cas (en dépit du précédent de Khan Cheikhoun), rappelons enfin que le gouvernement français ne frappera jamais unilatéralement la Syrie : souvenons nous du camouflet infligé par Barack Obama à François Hollande lorsqu'il a souhaité avancer seul en ce sens...].
 
Article de 2013 :

Son emploi n’est pas spectaculaire (un épandage, ce n’est pas grand-chose à côté d’une frappe aérienne) et ses effets se sont parfois sentir plusieurs heures ou plusieurs jours après qu’elle ait été utilisée. Et même une fois utilisée, encore faut-il l’identifier pour pouvoir s’en protéger. L'expression "armes de destruction massive", en parlant des armes chimiques est même inexacte : l'arme chimique ne détruit pas, elle tue ou neutralise un adversaire. Les Anglo-Saxons parlent plus volontiers de weapon of massive disruption, ou "arme de désorganisation massive". L'expression n'est pas très élégante et médiatiquement trop neutre, mais elle est pourtant plus conforme à la réalité.

Nous sommes maintenant très loin des nuages de chlore colorés, qui avançaient au gré du vent entre les tranchées, lors de la première guerre mondiale. Les gaz de combat modernes sont incolores et inodores, et certains passent même à travers les protections et masques à gaz (cas des neurotoxiques organo-fluorés, mis au point par l’ex-URSS). L’expression « armes chimiques » recouvre en réalité quantité de produits différents, allant des herbicides et défoliants, en passant par les mycotoxines (toxines produites par des plantes ou des animaux), jusqu’aux substances les plus mortelles jamais produites par l’homme. Les armes chimiques se divisent donc en catégorie selon leurs caractéristiques propres. Et compte tenu de la diversité des produits concernés, les caractéristiques sont nombreuses. Nous allons essayer d’y voir un peu clair, afin d’apporter quelques nuances à des discours très approximatifs.

Les armes chimiques se divisent en premier lieu entre armes létales et non létales. Ensuite au sein de ces catégories, on les distingue par leurs effets sur des organismes, leur composition chimique ou leur provenance :
 
  • Armes chimiques létales : vésicants (ypérite, lewisite…), suffocants (chlore, phosgène…), hémotoxiques (acide cyanhydrique, chlorure de cyanogène…), neurotoxiques organo-phosphorés (sarin, tabun, soman, VX…), toxiques respiratoires (organo-fluorés) et les mycotoxines (ricine, toxine botulique…)
 
  • Armes chimiques non-létales : irritants (lacrymogènes, sternutatoires et urticants) et incapacitants (psychiques et physiques)
 
Une troisième catégorie d’armes chimiques pourrait exister avec les herbicides et défoliants, comme le célèbre agent orange, utilisé massivement au Viêt-Nam. Ces armes ne sont pas destinées à agir sur l’homme mais sur le terrain. Sauf que l’agent orange comporte d’importantes quantités de dioxine, dont la toxicité sur l’homme a été révélée au public lors de l’accident Seveso. Pour être rigoureux sur la description d’une arme chimique, il faut lui associer quatre caractéristiques :
 
  • son seuil d’action, la quantité en dessous de laquelle aucun effet n’est observé (on parle de coefficient d’effet ou Ct E),
 
  • son seuil incapacitant, la quantité à partir de laquelle la victime commence à sentir des effets qui limitent ses possibilités d’action (on parle de coefficient incapacitant ou Ct I),
 
  • son seuil létal (on parle de coefficient létal ou Ct L),
 
  • sa persistance (la durée pendant laquelle l’arme va être efficace, qui va de quelques minutes à plusieurs semaines selon les produits). La persistance est une donnée très importante pour les militaires.
 
Mais comme ces paramètres sont fluctuants d’une personne à l’autre et d’une région à l’autre, ils sont donnés de manière statistique, la plupart du temps par rapport à 50% d’une population donnée (on parlera alors de Ct I 50% et Ct L 50%). Cela permet de comparer les produits entre eux. Par exemple, le Ct L 50% du soman (le plus toxique des gaz de combat) est de 40 mg par min/m3 : cela signifie que si vous exposez une population homogène à une concentration de 40 mg de Soman par m3 d’air pendant une minute, cela tue 50% de cette population. Cette unité barbare rend compte de la complexité des discours sur les armes chimiques : à ces données propres à chaque produit s’ajoute les considérations climatiques, la forme sous laquelle le produit est diffusé (gaz ou vapeur) et les moyens de dispersion (avions d’épandage, missiles, obus, grenades…). Tout cela pour dire que certaines affirmations de la presse sont un peu rapides. Le soman se diffuse sous forme de gaz, mais le VX, un autre neurotoxique de la classe organo-phosphorée (popularisé par le film The Rock), se diffuse lui sous forme de gouttelettes liquides. Comme dans ce cas, le produit se diffuse par contact direct (avec la peau), les mesures utilisées sont plus simples : pour le VX, 15 mg par personne tueront 50% d’une population ciblée, en sachant qu’une seule roquette peut en contenir des dizaines de kilos.

Une fois encore, attention aux manipulations sur ces chiffres : si on suppose que 50 mg de VX tue à coup sûr une personne, cela ne signifie pas que 500 kg de VX (soit la quantité contenue dans une tête de missile Scud) vont tuer dix millions de personnes. Il faudra pour cela que chaque personne parmi ces dix millions reçoive précisément 50 mg. Ce raccourci, entre quantité nécessaire pour tuer une seule personne et quantités détenues par telle armée ou tel pays, est souvent utilisé à des fins de sensationnalisme, sans considération de ce qui se passerait en réalité. Ce fut le cas en particulier après l’attentat au sarin par la secte Aum dans le métro de Tokyo en 1995 : on a prêté à cette secte un pouvoir destructeur qu’elle n’a jamais eu, pour des raisons techniques.

Même les spécialistes prennent toujours d’infinies précautions avant de statuer sur l’usage ou non d’une arme chimique, parce qu’elles sont extrêmement diverses, et n’ont pas forcément les mêmes effets selon les conditions d’emploi ou le lieu. Des interrogations se posent toujours, notamment dans l’Afghanistan occupées par les Soviétiques, pour savoir si oui ou non des armes chimiques ont été utilisées. La certitude est un luxe rare en matière d’utilisation d’armes chimiques : les produits sont trop fugaces et les effets trop variées. Il serait sans aucun doute abusif de demander à la presse des compétences techniques pointues dans un domaine très éloigné du sien. Néanmoins, nous les invitions tout de même à la prudence sur un sujet qui a déjà donné lieu à beaucoup d’erreurs.

Pour ce qui souhaite approfondir le sujet, nous recommandons l’ouvrage de Claude Meyer, L’arme Chimique, aux éditions Ellipses, 2001.



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