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La démocratie est-elle une source de guerre ?




Publié par Irnerio Seminatore le 8 Janvier 2025

Depuis les Lumières, la démocratie est portée en étendard comme un idéal de liberté et de stabilité. Pourtant, son histoire et ses pratiques révèlent une relation complexe avec le conflit. Dans cet article, Irnerio Seminatore interroge la capacité réelle de la démocratie à prévenir la guerre, explorant les contradictions inhérentes à ce régime politique et ses liens avec la force, le droit et la quête de pouvoir. Une réflexion riche et provocante sur le rôle ambigu de la démocratie dans un monde en perpétuelle tension.



Hypothèse abusive ou objet de réflexion ?

Depuis le reaganisme, le thatchérisme, le poutinisme, le régime géorgien, ukrainien, coréen, biélorusse, roumain et chinois peut-on encore parler de la démocratie comme d’un régime d’intégration des conflits, de stabilité politique et d’alternance gouvernementale et, in fine, de rejet de la guerre ?
A partir de l’affirmation de la démocratie aux XVIII-XIX siècles, comme « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », la guerre est devenue l'apanage des représentants élus des nations, qui débattent de concepts militarisés mais dépolitisés, partisans, mais inessentiels au règlement des litiges. En effet, les représentants du peuple ne peuvent traiter de l’immanence du conflit dans la vie des nations, mais seulement de la contingence d’une conjoncture d’exception, celle de la menace, qui est ramenée à une « rupture » de l’ordre juridique dominant. La guerre, tenue pour une catégorie fondamentale de la vie des sociétés exclut toute conception universaliste du droit international et n’autorise pas à concevoir l’ordre du monde, désormais planétaire, sans antagonismes ou sans usage de la violence. Seul l’emploi de la force jette une lumière éclairante sur le cours de l’histoire, le tragique du monde et les conjonctures de changement. « Nul grand État ne s’est constitué sans recourir à la contrainte, sans absorber des communautés étroites. Si l’usage de la force est coupable absolument, tous les États sont marqués par une sorte de péché originel. Dès lors, celui qui veut comprendre l’histoire, ne doit pas s’en tenir à l’antinomie de la force et des normes juridiques. » (R.Aron)

La force et le droit

La formation des États ou leur délimitation territoriale, suppose la force, avant son couronnement par le droit. Le « statu quo » ou le changement politique ne peuvent être assurés par un débat sur le droit, ni sur le juste ou l’injuste au sein d’une assemblée, ni par une vision conciliatrice ou utopique de l’ordre mondial, mais par un calcul des intérêts et des influences et par le coût des ressources nécessaires à leur sauvegarde. Penser la guerre c’est penser stratégique, car la guerre, – faut-il s’en étonner – est la manifestation de la force et la force est la source du droit de tous les régimes (Proudhon).
Les thèmes chéris en revanche par les tribunes publiques demeurent la solidarité internationale, la moralisation des litiges, les doctrines des droits de l’homme et la sécurité collective (Cour pénale internationale, ONU ou autres). Dans ce même esprit la sécurité européenne est renvoyée à la défense des démocraties occidentales, à l’Alliance Atlantique et à hégémon, ou encore, à la répartition stratégique du monde en aires d’influences, intégrées à une conception multipolaire du système et à un nouveau « nomos » de la terre. En effet le « tempo » de la démocratie est celui des équilibres précaires et des compromis disputés entre deux périodes de stabilité, souvent impériales. C’est le temps des incertitudes et des débats ! Les accords ukrainiens (Minsk I et Minsk II) l’annulation des scrutins et les coups d’État à répétition (Roumanie, Géorgie, Corée du Sud, Afrique, Amérique latine…), sont là pour le prouver ! La politique démocratique ne peut être qu’une politique d’étroitesse domestique et guère une « Grande Politique », car il y règne l’inversion des primats, celui des hommes et des buts personnels, au lieu de celui des nations, de la géopolitique et de la grande stratégie.
La politique internationale, comme antagonisme radical de l’ami et l’ennemi continue et perdure, en tant qu’activité fondamentale de l’activité humaine, car la souveraineté du pouvoir oppose en réalité l’exception à la norme et donc la guerre à la paix, au sein d’un contexte où règne la hiérarchie de la force et la menace existentielle. Dans ce contexte la seule gouvernance crédible est celle de la lutte armée et du jury des combats (Ukraine, Gaza, Liban, Syrie…).
Le dépassement de la démocratie représentative et de l’individualisme démocratique est inscrit dans la crise qui corrode les régimes politiques occidentaux, où on identifie l’épuisement de leurs formes de gouvernement à l’épuisement et à la fin de l’Occident comme forme de civilisation (Nietzsche, Spengler, Ortega y Gasset).

La démocratie et la guerre

On a trop demandé à la démocratie, fille originelle de l’égalité de s’emparer, par le droit, de l’autorité et de la justice, qu’une dimension radicale du pouvoir lui a échappée, le pouvoir de la guerre, comme délibération impérieuse, comme contrôle exigeant et comme issue inévitable.
Sauvegarder l’indépendance et la liberté est en fait le principal problème du « demos » pour éviter le chaos et l’anarchie dans un monde hostile, et « gagner la paix » est le « défi extérieur » plus dramatique qui impose d’abord d’anéantir l’adversaire et de rechercher un autre type de stabilité, plus favorable à nos intérêts.

Rétrospective historique

En réalité et en survol, une rétrospective historique sommaire suggère l’idée non seulement que la démocratie est un régime politique d’incertitude et d’adversités violentes, mais qu’elle est un régime de transition entre deux types d’équilibres politiques. Telle fut la République romaine avant l’accession d’Octavian au « Principat », en l’an 30 av. J.-C., après la mort de César (44 av. J.-C.) la République d’Angleterre en 1650, après la Glorious Revolution, dont Olivier Cromwell, devint le Lord Protector, la « Révolution américaine » de 1776 et la « Grande Révolution » française de 1789 ! Impossible d’oublier la « Commune » de Paris de 1871, insurgée contre Thiers, le coup d’État et le Second Empire de Louis Philippe en 1851, la « Révolution bolchévique » d’Octobre 1917 en Russie, la « Révolution conservatrice » de Weimar de 1918 à 1933 de ces changements de régime et la « Révolution fasciste » de 1922 en Italie, puis la « Révolution populaire chinoise » de 1949. Avec le problème de la légitimité, le trait commun à toutes ces expressions de l’action historique, la promesse de liberté et d’affranchissement. Puis la répression, la « guerre civile » et la concentration des pouvoirs. Et encore le passage à la guerre interétatique et à la stabilisation impériale. La démocratie a toujours cultivé en son sein son antidote mortel, l’absolue tyrannie d’un principe corrupteur, la concentration des pouvoirs dans une seule main. Ainsi, pendant deux siècles, les dénominateurs communs furent la démocratie et le républicanisme, portes d’accès au règne des masses et aux longues périodes d’instabilités, caractérisés par des hostilités continues et par le changement insatisfaisant des figures de l’ennemi public.

Kant et la paix perpétuelle

Revenons à Kant et à son rêve de paix perpétuelle et donc aux Européens du XXIe siècle et à l’Union européenne. À la manière par laquelle l’Europe a pensé la paix après 45. Par évolution et guère par révolution ! Par le fédéralisme égalitariste et par cosmopolitisme humaniste, autrement dit, par les deux visages d’un même renoncement et d’un même rêve, celui de la paix perpétuelle. D’ailleurs leur principe a été identique, l’opposition de la raison à la réalité de l’histoire. Cette opposition a fait triompher la solidarité sur l’antagonisme, et la lâcheté sur la responsabilité. En son principe et en ses répercussions, elle a dépolitisé la démocratie la privant de son essence, l’opposition. Or, il n’y a de démocratie que par son opposition, puisque le fait démocratique lie tous les citoyens par une même obligation et un même devoir en une moralité commune. Seule l’immersion dans un engagement universel exonère les militants des droits de l’homme des devoirs de servir une obligation commune. En réalité toute distance établie entre l’homme et le mal du monde (misère, illégalité, tyrannie, crimes, despotisme et conflits), est un escamotage et une fuite, un héroïsme de supermarché, car toute valeur établie en dehors du réel n’existe que pour cacher l’existence du mal du monde et « l’insurmontable malignité de notre cœur » (E.Kant).
Or, l’acte de naissance de la Realpolitik s’inscrit dans la prise de conscience de l’unification nécessaire de la politique de puissance et de l’emploi de la force, mais également dans le refus de la démocratie comme relation d’égalité principale entre humains en tout dissemblables. Cela a pour corollaire le refus de l’acceptation de l’Union européenne, telle qu’elle est, le refus de la démocratie représentative telle qu’elle est, le refus de l’identité avec les êtres les plus divers tels qu’ils sont ! C’est ainsi, dans cette précision que la démocratie représentative comme illusion est la négation de la vérité factuelle de l’histoire, qu’elle est source de conflit, de revendications insatisfaites et de guerre. Sans emphase ni apothéose du tragique, mais au nom de la réalité du devenir et donc de l’unité hégélienne d’histoire et de raison, que Tolstoï découvre « la doctrine du monde » par opposition à « la doctrine du Christ ». Et, dans la crainte que le refus de la guerre implique le refus de l’histoire et ce dernier le refus de la civilisation, il conclut par une question, que beaucoup d’Européens formulent en leur for intérieur : « Peut-être n’est-ce que nous sommes victimes d’une illusion puissante, que nous prétendons critiquer la guerre au nom de la civilisation et de la culture ? »
Peut-être – ajoutons-nous –, nous jugeons la guerre à partir d’une illusion puissante, celle de la démocratie, comme source de paix et non de guerre ?


 



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