L’industrie de la Défense semble ne s’être jamais aussi bien portée. Entre 2017 et 2023, le budget alloué aux armées est passé de 32,3 à 43,9 milliards d’euros. Avec un bond spectaculaire de +3 milliards entre 2022 et 2023. Guerre en Ukraine oblige. La demande est là, ce budget global paraît donc à la hauteur des discours volontariste sur le réarmement. Mais l’offre, elle, est plus complexe à analyser car elle cache de fortes disparités entre les acteurs majeurs de la base industrielle et technologique de défense (BITD) et les petites entreprises du secteur. Entre la taxonomie européenne qui freine les investissements et le ralentissement des financements bancaires, de nombreuses entreprises françaises de la BITD ont aujourd’hui les plus grandes difficultés à mener à bien le développement de leurs projets et de leurs innovations. D’autres font même un choix radical en passant sous pavillon étranger, avec la menace que cela comporte pour la souveraineté militaire des pays européens. En janvier dernier par exemple, l’entreprise française Exxelia s’est faite racheter par l’Américain Heico, sans que le gouvernement ne puisse y faire grand-chose. Sans parler de l’entrisme du fonds d’investissements In-Q-Tel – bras financier de la CIA – qui est monté au capital de la startup française Prophesee en 2021.
Incohérences européennes
Plusieurs facteurs expliquent ces difficultés de financement, dans l’écosystème traditionnel. C’est un fait, le ciel est à l’orage entre les banques et les industriels de la Défense. En décembre 2022, Éric Trappier, président du Conseil des industries de Défense française (CIDEF), tirait la sonnette d’alarme, mettant en exergue des « difficultés croissantes » rencontrées par les entreprises du secteur de la Défense pour trouver de nouveaux financements. Difficultés synonymes de perte de compétitivité pour la France sur un marché très concurrentiel. Selon Éric Trappier, les acteurs financiers – publics comme privés – ne sont pas au rendez-vous, refroidis par certaines directives européennes et les désormais sacro-saints critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance).
Car le cas de la France est à appréhender dans le cadre européen. Les institutions de Bruxelles se sont en effet engagées dans une politique de fléchage des investissements – la taxonomie – vers des secteurs liés au développement durable. Si le principe semble vertueux, certains secteurs comme l’énergie ou la Défense craignent d’être impactés par le manque de nuance de la politique européenne. « Nous avons besoin d’une clarification juridiquement contraignante de la part de la Commission pour que les critères ESG établis par l’Union européenne (UE) n’entrent pas en contradiction avec les investissements dans l’industrie de la Défense », alerte Jan Pie, président l’Association des industries aérospatiales et de Défense de l’Europe (ASD).
Concrètement, les signaux envoyés par l’Europe sont donc incohérents. D’un côté, la Commission affirme que la Défense doit permettre à l’UE d’atteindre son « autonomie stratégique », le commissaire européen Thierry Breton considérant même que « financer l’industrie de la Défense, c’est financer notre souveraineté, notre autonomie et notre démocratie ». De l’autre, le Fonds européen de défense (FED) a été pourvu de 7 milliards d’euros pour la période 2021-2027, bien en-deçà des 13 milliards souhaités par la France tandis que la Banque européenne d’investissements (BEI) a prévenu qu’elle resterait désormais à l’écart du financement des activités de Défense. Ce qui n’incite évidemment pas les banques traditionnelles à prendre le relai. Bien au contraire.
Effets d’annonces gouvernementales
Les pouvoirs publics français, eux, ne peuvent pas tout. En 2020, le ministère des Armées avait bien annoncé un fonds d’investissements de 200 millions d’euros sur cinq ans, destiné à favoriser l’éclosion de nouvelles entreprises innovantes dans le secteur de la Défense, principalement les PME et les startups. Baptisé Definnov, ce fonds avait pour vocation, selon la ministre de l’époque Florence Parly, le « développement de technologies duales (applications civiles et militaires) et transversales. Via Definnov, le ministère des Armées cherche à soutenir quelques sociétés bien choisies qui porteront des technologies potentiellement stratégiques pour l’avenir de la Défense nationale. »
Parmi les heureux élus de ces financements étatiques, le groupe Glémot à Rennes a pu poursuivre ses investissements. « Du fait de ses deux domaines d’activité principaux, l’aéronautique militaire et la sismographie, le groupe Glémot est une PME stratégique avec sa production de pièces essentielles pour le Rafale et ses activités de recherche, souligne Caroline Laurent, directrice de la stratégie de la DGA (Direction générale de l’armement). Le renforcement capitalistique de groupe Glémot participe au renforcement de la BITD française dans des secteurs de pointes. » Mais toutes les entreprises du secteur de la Défense n’ont pas eu cette chance et ce n’est probablement pas le Livret d’épargne souveraineté destiné aux petits épargnants – actuellement discuté entre l’Assemblée et le Sénat dans le cadre du projet de loi de programmation militaire – qui changera la donne en termes de volumes d’investissements.
Des financements alternatifs en renfort
Nombre de sociétés de la BITD sont donc allées chercher des financements ailleurs. L’option la plus directe pour elles est d’avoir recours à des fonds d’investissement pour mener à bien des levées de fonds. Les cas sont multiples. Spécialiste de l’informatique quantique – qui intéresse grandement la Défense –, la startup française Pasqal a par exemple levé quelque 100 millions d’euros grâce au fonds singapourien Temasek, début 2023. Même chose pour la pépite française de l’intelligence artificielle, Preligens (ex-Earthcube), qui s’est tournée vers des fonds privés pour soutenir sa croissance, comme la licorne française OVH ou le fonds Ace Management. « Pour financer la société, on a démarré comme beaucoup par des subventions pour financer l’innovation, la recherche et le développement, se souvient le PDG et cofondateur Arnaud Guérin. Ces résultats se sont concrétisés en 2017 par une levée de fonds qui nous a permis d’investir sur nos fonds propres, pour continuer à croître et remporter des contrats plus significatifs. En novembre 2020, nous avons fait une nouvelle levée de fonds de 20 millions d’euros. » Début 2023, surfant sur la tendance à la hausse des budgets militaires – américains surtout –, Preligens a ainsi pu attirer d’autres fonds comme Wendel, Tikehau ou 360 Capital Partners.
Mais toutes les entreprises ne sont pas dans cette configuration de success story qui attire les investisseurs. Certaines sociétés sont même dans des situations compliquées, proches du dépôt de bilan. Quand les plus chanceuses d’entre elles sont reprises par des équipes porteuses de projets pouvant intéresser les armées, elles n’ont souvent d’autres choix que d’opter pour des solutions hors des sentiers battus, faute d’avoir encore pu présenter des résultats probants aux autorités pour accéder aux fonds dédiés ou aux acteurs bancaires.
C’est ainsi que l’entreprise Europlasma, l’un des rares spécialistes mondiaux des torches à plasma, en cessation de paiement fin 2018, est en quelque sorte renée de ses cendres début 2019, avec à la clé un projet industriel en adéquation parfaite avec les besoins militaires du moment : la production d’obus de gros calibre par sa filiale des « Forges de Tarbes ». « Avec la crise ukrainienne, ce qui nous semblait stratégique pour les torches à plasma, et donc pour l’industrie française, est subitement redevenu stratégique pour la souveraineté et la Défense, explique Jérôme Garnache, actuel PDG d’Europlasma. Pour une raison simple : nous sommes en France le seul fabricant de corps creux de gros calibre utilisés dans la fabrication d’obus de 155mm ». Mais compte tenu de la situation initiale de l’entreprise, recueillir les fonds nécessaires à ce projet nécessitait d’emprunter des chemins peu usités. « Quand nous avons repris cette entreprise, nous savions que (…) nous serions dans l’impossibilité de nous financer de manière classique. Nous nous sommes donc tournés vers les OCABSA pour nous financer. », précise le dirigeant. Le recours à ces « obligations convertibles en actions avec bons de souscription d’actions » consiste à émettre des obligations au profit d’un acteur garantissant les financements, en l’occurence Alpha Blue Ocean. Les fonds sont la plupart du temps libérés en plusieurs tranches, assurant le financement régulier des phases d’un projet industriel de cette envergure. Aujourd’hui, cette entreprise du sud-ouest a pu repartir de l’avant et répondre aux commandes du ministère des Armées… sans le soutien de l’État.
Le financement des entreprises impliquées dans la BITD française est stratégique à plus d’un titre. Il permet de soutenir l’innovation et d’affirmer la souveraineté industrielle de la France dans ce secteur. En dehors des grands noms comme Thales, Safran, Dassault ou Naval Group, les entreprises tricolores – ETI, PME et startups – doivent donc surmonter de nombreuses difficultés, règlementaires mais surtout financières, pour assurer leur développement. L’historien romain Quinte-Curce disait que « l’argent est le nerf de la guerre ». Il n’avait pas tout à fait tort.