Quoique pertinente et pionnière, La Guerre Moderne, qui rassemblait les réflexions du colonel Trinquier sur les nouvelles modalités de la guerre, est parue en un mauvais moment. 1961, c’est l’année durant laquelle une partie de l’armée se révolte et la décision est prise d’achever coûte que coûte la guerre d’Algérie. La Ve République ne s’intéresse désormais qu’à la dissuasion nucléaire et condamne à l’oubli les études de la guerre révolutionnaire. Dans ce contexte, les réflexions d’un vieux soldat de la Coloniale paraissent anachroniques, démodées. L’armée nord-américaine n’en a pas jugé ainsi et a permis à La Guerre moderne de se faire connaître outre-Atlantique où l’ouvrage a été rapidement traduit.
Mais avant la publication de cet ouvrage majeur, le colonel Trinquier en avait ébauché les lignes principales sous la forme d’un fascicule intitulé « Pour vaincre la guérilla et le terrorisme ». Ce texte paraît aujourd’hui, accompagné d’un appareil critique important1. Rédigé à la fin de l’année 1958, il révèle une réflexion qui n’a pas attendu la retraite de son auteur pour s’affirmer. Le colonel commande alors le 3e RPIMa, régiment parachutiste peut-être le plus célèbre, façonné par Bigeard auquel il a succédé. Le détail est secondaire, mais il peut changer la façon dont on a perçu La Guerre moderne : ce n’est pas le genre d’ouvrage que rédige un militaire en retraite, c’est l’aboutissement d’une pensée menée dans l’action.
Ces quelque cinquante pages montrent l’originalité d’une réflexion sur le terrorisme en un moment où il n’existait aucune étude sur le sujet et où l’école française (j’emploie cette approximation par commodité) de la guerre révolutionnaire mettait plutôt l’accent sur la guérilla que sur le terrorisme. Le premier, Trinquier a affirmé que le terrorisme est une technique au service d’un projet politique, qui présente l’avantage de ne pas exiger de grands moyens. Pas d’armes complexes et coûteuses, de lourde logistique, de personnel longtemps instruit. Il suffit de quelques complices, d’une bonne connaissance du milieu et de bombes artisanales. L’important est de frapper la cible qui aura le plus de résonance.
Car l’objectif n’est pas la destruction mais l’impact qu’exercera l’attentat sur la population, ce que Trinquier nomme « l’habitant ». L’enjeu, c’est lui. Contrairement à ce qui est parfois écrit, Trinquier n’était pas de ceux qui prônent la conquête des esprits et des cœurs, il s’applique seulement à la mise en sécurité de la population qui, seule, permet la liberté de choix. L’habitant est coincé entre l’organisation terroriste, qui exige sa complicité ou sa soumission, et les forces gouvernementales qui le condamneront pour rebelle s’il devient complice. Dans cette enchère de menaces, le terroriste est le plus convaincant parce qu’il appartient à la culture de l’habitant, à sa religion, voire à son ethnie ; aussi parce qu’il tuera sans hésitation. Les forces gouvernementales se montreront toujours moins décidées et allogènes. Trinquier propose donc la reprise en main de cet habitant. Pas besoin de menace ni de sanction, il suffit d’un contrôle policier, d’un ilotage auquel nul n’échappe. C’est ainsi qu’est tombé Yacef Saadi, chef du réseau bombes durant la bataille pour Alger. L’année suivant la rédaction de ce texte, le colonel aura l’occasion de modifier ses propositions, forgées dans la ville, afin de les adapter à un secteur rural particulièrement dur.
Ce premier travail montre les prémices des études sur le terrorisme et des réflexions au sein de l’armée dans les années 1950, et révèle combien Trinquier s’éloignait du courant principal conduit par Lacheroy, à son apogée en 1957. Il a pu sembler sommaire parce qu’il écrivait afin d’agir, ce qui ne l’empêchait pas de chercher à comprendre ses adversaires et de les rencontrer chaque fois qu’il l’a pu, en Indochine comme en Algérie. Ses réflexions peuvent-elles encore servir aujourd’hui ? Sûrement, en ce qu’elles séparent l’arme de la finalité ; tenir compte de cette évidence éviterait de déclarer de vaines guerres « contre le terrorisme » — on n’entre pas en guerre contre l’arbalète ou le bazooka. Il établit en outre que le terrorisme n’est pas seulement l’arme de causes politiques mais un instrument docile à bien des intérêts — le développement du narco-trafic ne lui donne pas tort2. Enfin, il tire les leçons de l’encadrement des populations ciblées dont des expériences postérieures ont montré l’efficacité dans la lutte contre le terrorisme3.
Mais avant la publication de cet ouvrage majeur, le colonel Trinquier en avait ébauché les lignes principales sous la forme d’un fascicule intitulé « Pour vaincre la guérilla et le terrorisme ». Ce texte paraît aujourd’hui, accompagné d’un appareil critique important1. Rédigé à la fin de l’année 1958, il révèle une réflexion qui n’a pas attendu la retraite de son auteur pour s’affirmer. Le colonel commande alors le 3e RPIMa, régiment parachutiste peut-être le plus célèbre, façonné par Bigeard auquel il a succédé. Le détail est secondaire, mais il peut changer la façon dont on a perçu La Guerre moderne : ce n’est pas le genre d’ouvrage que rédige un militaire en retraite, c’est l’aboutissement d’une pensée menée dans l’action.
Ces quelque cinquante pages montrent l’originalité d’une réflexion sur le terrorisme en un moment où il n’existait aucune étude sur le sujet et où l’école française (j’emploie cette approximation par commodité) de la guerre révolutionnaire mettait plutôt l’accent sur la guérilla que sur le terrorisme. Le premier, Trinquier a affirmé que le terrorisme est une technique au service d’un projet politique, qui présente l’avantage de ne pas exiger de grands moyens. Pas d’armes complexes et coûteuses, de lourde logistique, de personnel longtemps instruit. Il suffit de quelques complices, d’une bonne connaissance du milieu et de bombes artisanales. L’important est de frapper la cible qui aura le plus de résonance.
Car l’objectif n’est pas la destruction mais l’impact qu’exercera l’attentat sur la population, ce que Trinquier nomme « l’habitant ». L’enjeu, c’est lui. Contrairement à ce qui est parfois écrit, Trinquier n’était pas de ceux qui prônent la conquête des esprits et des cœurs, il s’applique seulement à la mise en sécurité de la population qui, seule, permet la liberté de choix. L’habitant est coincé entre l’organisation terroriste, qui exige sa complicité ou sa soumission, et les forces gouvernementales qui le condamneront pour rebelle s’il devient complice. Dans cette enchère de menaces, le terroriste est le plus convaincant parce qu’il appartient à la culture de l’habitant, à sa religion, voire à son ethnie ; aussi parce qu’il tuera sans hésitation. Les forces gouvernementales se montreront toujours moins décidées et allogènes. Trinquier propose donc la reprise en main de cet habitant. Pas besoin de menace ni de sanction, il suffit d’un contrôle policier, d’un ilotage auquel nul n’échappe. C’est ainsi qu’est tombé Yacef Saadi, chef du réseau bombes durant la bataille pour Alger. L’année suivant la rédaction de ce texte, le colonel aura l’occasion de modifier ses propositions, forgées dans la ville, afin de les adapter à un secteur rural particulièrement dur.
Ce premier travail montre les prémices des études sur le terrorisme et des réflexions au sein de l’armée dans les années 1950, et révèle combien Trinquier s’éloignait du courant principal conduit par Lacheroy, à son apogée en 1957. Il a pu sembler sommaire parce qu’il écrivait afin d’agir, ce qui ne l’empêchait pas de chercher à comprendre ses adversaires et de les rencontrer chaque fois qu’il l’a pu, en Indochine comme en Algérie. Ses réflexions peuvent-elles encore servir aujourd’hui ? Sûrement, en ce qu’elles séparent l’arme de la finalité ; tenir compte de cette évidence éviterait de déclarer de vaines guerres « contre le terrorisme » — on n’entre pas en guerre contre l’arbalète ou le bazooka. Il établit en outre que le terrorisme n’est pas seulement l’arme de causes politiques mais un instrument docile à bien des intérêts — le développement du narco-trafic ne lui donne pas tort2. Enfin, il tire les leçons de l’encadrement des populations ciblées dont des expériences postérieures ont montré l’efficacité dans la lutte contre le terrorisme3.
1Terrorisme et contre-insurrection, un texte inédit de Roger Trinquier, présentation et édition par Marie-Danielle Demélas et Daniel Dory, Paris, VA éditions, 2022, 168 p.
2Ibid., p. 108. « Une bande de gangster sans idéal politique mais employant les mêmes moyens pourraient obtenir le même résultat. »
3Pour n’en citer qu’un exemple : les « rondas campesinas », les milices paysannes développées au Pérou, ont joué un rôle important dans la réduction de Sentier Lumineux au cours des années 1990.