Adopté en janvier 2012 à l’occasion de la 18e session ordinaire de la Conférence de l’Union Africaine, le projet de zone de libre-échange continentale (ZLEC ou ZLECA) avait, en juillet 2019, été approuvé par tous les États du continent africain, hormis l’Érythrée. Qualifié d’ « avancée historique » par le chef de la Commission de l’Union Africaine, cet accord de libre-échange continental prévoit la suppression des barrières douanières entre tous les pays africains sur 90% des biens et des services dans les douze ans à venir, un développement très rapide du commerce intra-africain de 60% d’ici à 2022 et une augmentation de 50% de la part de la production manufacturière à haute intensité de main d’oeuvre. La ZLEC devrait commencer à rentrer en application à partir du 1er juillet 2020.
Ainsi l’Afrique serait à la veille de créer un « marché unique » (selon les termes utilisés dans le traité constitutif de l’Union Africaine portant création de la ZLEC) appelé à devenir le plus grand du monde. Mais la ZLEC est-elle la méthode la plus adaptée pour sortir les économies africaines du sous-développement ? Le démantèlement tarifaire de l’ensemble des États d’Afrique est-il une condition préalable à l’émergence des économies africaines, une étape dans l’édification d’une nouvelle puissance économique continentale ?
Une diminution massive des droits de douane dans tous les pays d’Afrique semble d’abord renforcer l’attractivité des marchés africains en éliminant un obstacle important à la circulation marchande. La ZLEC représente une opportunité pour les entreprises exportant des biens et services en Afrique, pour lesquelles les coûts liés à l’export vont fortement se réduire et dont les stratégies commerciales ne seront plus soumises à la grande disparité des régimes douaniers africains. Ces coûts n’ayant plus vocation à se répercuter dans le prix d’achat final des marchandises, les consommateurs africains verront mécaniquement leur pouvoir d’achat augmenter. Par ailleurs, en améliorant la profitabilité des opérations économiques (pan)africaines, ce désarmement douanier peut inciter les investisseurs à participer activement au financement d’infrastructures de transport pour abaisser des coûts de transaction et de logistique qui demeurent encore très élevés, afin d’augmenter la rentabilité de leurs projets sur le continent.
La création de la ZLEC est toutefois très loin d’inaugurer l’avènement d’un marché unique africain : les entraves à la liberté de circulation des facteurs de production à l’intérieur du continent sont nombreuses et difficilement contournables. En premier lieu, les coûts liés aux différents taux de change de la quarantaine de monnaies nationales et sous-régionales en circulation en Afrique constituent des obstacles majeurs au développement du commerce infra-africain. Par ailleurs, la plupart de ces devises sont inconvertibles et ont des valeurs trop fluctuantes pour y risquer des investissements importants et réguliers. Qui plus est, le projet de ZLEC ne comporte aucun volet visant à organiser la circulation des capitaux à l’échelle continentale. Par ailleurs, le protocole sur la libre-circulation des personnes proposé par l’UA a été signé par trente pays africains mais rencontre des vives oppositions au Nord comme au Sud du continent, où l’immigration massive de nouveaux travailleurs n’est pas bien perçue en période de chômage de masse.
En outre, la Zone de Libre-Échange Continentale ne s’accompagnera pas d’un tarif extérieur commun permettant de réguler les échanges et la concurrence avec les économies extra-africaines. Dans ces conditions, le désarmement douanier apparaît surtout intéressant pour les entreprises chinoises, indiennes, européennes, américaines, japonaises, turques, à qui cette mesure permettra d’accéder plus facilement et plus massivement aux marchés africains. En ce sens, la ZLEC va intensifier la compétition économique en Afrique en y accélérant la pénétration et l’implantation d’entreprises étrangères avec un avantage immédiat pour les grands groupes déjà ancrés sur le continent, dont une minorité appartient à des Africains.
Du point de vue des relations entre les États africains, la ZLEC est porteuse de bouleversements importants : la disparition quasi-totale des barrières douanières est de nature à diminuer substantiellement leurs recettes publiques. Elle contribue aussi à affaiblir la cohérence des unions économiques régionales auxquelles ils participent, alors que celles-ci sont déjà fragilisées par leur chevauchement [1]. Si les économies les plus fortes (Afrique du Sud, Égypte, Nigéria) et les plus diversifiées (Maroc, Kenya, Rwanda) du continent semblent en première ligne pour tirer profit de cette simplification de la carte économique de l’Afrique, il n’en va pas de même pour la majorité des économies africaines, qui connaîtront des effets de détournement de commerce au profit des précédentes et verront se fragiliser un peu plus leurs possibilités de dépasser leurs conditions d’économies rentières, surspécialisées dans la production et l’export de matières premières.
Il semble donc permis de douter des capacités de la ZLEC à sortir l’Afrique entière du sous-développement, puisque son adoption implique une explosion des inégalités entre pays africains et approfondit la dépendance des économies africaines aux investissements étrangers. Mais avant que cette mesure soit mise en œuvre, on peut surtout douter de son applicabilité : dans les faits, même à l’intérieur des unions économiques déjà constituées telles que l’UEMOA ou la CEMAC, des frontières tarifaires existent encore entre les États-membres du fait de la corruption et de la fraude au sein des administrations fiscales [2] , alors qu’elles ont théoriquement disparu. Enfin, la recrudescence des « coupeurs de route » [3], ces bandits et contrebandiers de grand chemin qui sévissent sur les autoroutes subsahariennes, constitue un obstacle sécuritaire de taille à la liberté de circulation portée par la ZLEC.
Il y a soixante ans, l’Organisation de l’Unité Africaine, créée par les États africains nouvellement indépendants, se posait en gardienne de la souveraineté et des frontières de ses membres. Aujourd’hui, l’institution qui lui a succédé, l’Union Africaine, a choisi de donner un autre sens au panafricanisme en se faisant, à travers la ZLEC, le promoteur du libre-échange à l’échelle du continent. Cependant, il faudrait songer à ne pas surestimer son influence sur les affaires africaines : sa mise en œuvre va dépendre du bon vouloir des États africains, dont la majorité n’a ni intérêt à la réaliser, ni les moyens de l’appliquer. A bien des égards, cette mesure ressemble davantage à une déclaration d’intention, à un signal d’ouverture adressé au reste du monde dans un contexte où les grandes puissances industrielles redécouvrent entre eux l’usage des droits de douane et des taxes sur les grandes entreprises, plutôt qu’à une réforme profonde de l’organisation économique et politique du continent africain.
Ainsi l’Afrique serait à la veille de créer un « marché unique » (selon les termes utilisés dans le traité constitutif de l’Union Africaine portant création de la ZLEC) appelé à devenir le plus grand du monde. Mais la ZLEC est-elle la méthode la plus adaptée pour sortir les économies africaines du sous-développement ? Le démantèlement tarifaire de l’ensemble des États d’Afrique est-il une condition préalable à l’émergence des économies africaines, une étape dans l’édification d’une nouvelle puissance économique continentale ?
Une diminution massive des droits de douane dans tous les pays d’Afrique semble d’abord renforcer l’attractivité des marchés africains en éliminant un obstacle important à la circulation marchande. La ZLEC représente une opportunité pour les entreprises exportant des biens et services en Afrique, pour lesquelles les coûts liés à l’export vont fortement se réduire et dont les stratégies commerciales ne seront plus soumises à la grande disparité des régimes douaniers africains. Ces coûts n’ayant plus vocation à se répercuter dans le prix d’achat final des marchandises, les consommateurs africains verront mécaniquement leur pouvoir d’achat augmenter. Par ailleurs, en améliorant la profitabilité des opérations économiques (pan)africaines, ce désarmement douanier peut inciter les investisseurs à participer activement au financement d’infrastructures de transport pour abaisser des coûts de transaction et de logistique qui demeurent encore très élevés, afin d’augmenter la rentabilité de leurs projets sur le continent.
La création de la ZLEC est toutefois très loin d’inaugurer l’avènement d’un marché unique africain : les entraves à la liberté de circulation des facteurs de production à l’intérieur du continent sont nombreuses et difficilement contournables. En premier lieu, les coûts liés aux différents taux de change de la quarantaine de monnaies nationales et sous-régionales en circulation en Afrique constituent des obstacles majeurs au développement du commerce infra-africain. Par ailleurs, la plupart de ces devises sont inconvertibles et ont des valeurs trop fluctuantes pour y risquer des investissements importants et réguliers. Qui plus est, le projet de ZLEC ne comporte aucun volet visant à organiser la circulation des capitaux à l’échelle continentale. Par ailleurs, le protocole sur la libre-circulation des personnes proposé par l’UA a été signé par trente pays africains mais rencontre des vives oppositions au Nord comme au Sud du continent, où l’immigration massive de nouveaux travailleurs n’est pas bien perçue en période de chômage de masse.
En outre, la Zone de Libre-Échange Continentale ne s’accompagnera pas d’un tarif extérieur commun permettant de réguler les échanges et la concurrence avec les économies extra-africaines. Dans ces conditions, le désarmement douanier apparaît surtout intéressant pour les entreprises chinoises, indiennes, européennes, américaines, japonaises, turques, à qui cette mesure permettra d’accéder plus facilement et plus massivement aux marchés africains. En ce sens, la ZLEC va intensifier la compétition économique en Afrique en y accélérant la pénétration et l’implantation d’entreprises étrangères avec un avantage immédiat pour les grands groupes déjà ancrés sur le continent, dont une minorité appartient à des Africains.
Du point de vue des relations entre les États africains, la ZLEC est porteuse de bouleversements importants : la disparition quasi-totale des barrières douanières est de nature à diminuer substantiellement leurs recettes publiques. Elle contribue aussi à affaiblir la cohérence des unions économiques régionales auxquelles ils participent, alors que celles-ci sont déjà fragilisées par leur chevauchement [1]. Si les économies les plus fortes (Afrique du Sud, Égypte, Nigéria) et les plus diversifiées (Maroc, Kenya, Rwanda) du continent semblent en première ligne pour tirer profit de cette simplification de la carte économique de l’Afrique, il n’en va pas de même pour la majorité des économies africaines, qui connaîtront des effets de détournement de commerce au profit des précédentes et verront se fragiliser un peu plus leurs possibilités de dépasser leurs conditions d’économies rentières, surspécialisées dans la production et l’export de matières premières.
Il semble donc permis de douter des capacités de la ZLEC à sortir l’Afrique entière du sous-développement, puisque son adoption implique une explosion des inégalités entre pays africains et approfondit la dépendance des économies africaines aux investissements étrangers. Mais avant que cette mesure soit mise en œuvre, on peut surtout douter de son applicabilité : dans les faits, même à l’intérieur des unions économiques déjà constituées telles que l’UEMOA ou la CEMAC, des frontières tarifaires existent encore entre les États-membres du fait de la corruption et de la fraude au sein des administrations fiscales [2] , alors qu’elles ont théoriquement disparu. Enfin, la recrudescence des « coupeurs de route » [3], ces bandits et contrebandiers de grand chemin qui sévissent sur les autoroutes subsahariennes, constitue un obstacle sécuritaire de taille à la liberté de circulation portée par la ZLEC.
Il y a soixante ans, l’Organisation de l’Unité Africaine, créée par les États africains nouvellement indépendants, se posait en gardienne de la souveraineté et des frontières de ses membres. Aujourd’hui, l’institution qui lui a succédé, l’Union Africaine, a choisi de donner un autre sens au panafricanisme en se faisant, à travers la ZLEC, le promoteur du libre-échange à l’échelle du continent. Cependant, il faudrait songer à ne pas surestimer son influence sur les affaires africaines : sa mise en œuvre va dépendre du bon vouloir des États africains, dont la majorité n’a ni intérêt à la réaliser, ni les moyens de l’appliquer. A bien des égards, cette mesure ressemble davantage à une déclaration d’intention, à un signal d’ouverture adressé au reste du monde dans un contexte où les grandes puissances industrielles redécouvrent entre eux l’usage des droits de douane et des taxes sur les grandes entreprises, plutôt qu’à une réforme profonde de l’organisation économique et politique du continent africain.
Loup Viallet est spécialiste de l'économie politique de l'Afrique contemporaine. Rédacteur du blog "Questions africaines" : https://questionsafricaines.wordpress.com,
il contribue régulièrement dans Les Echos, Mondafrique, Les Yeux du Monde, Conflits.
Ses analyses ont donné lieu à des conférences en France (à l'ESSEC) et en Côte d'Ivoire (à l'École Supérieure de Commerce et des Affaires de Côte d'Ivoire ainsi qu'à l'Institut de Formation Sainte-Marie d'Abidjan).
il contribue régulièrement dans Les Echos, Mondafrique, Les Yeux du Monde, Conflits.
Ses analyses ont donné lieu à des conférences en France (à l'ESSEC) et en Côte d'Ivoire (à l'École Supérieure de Commerce et des Affaires de Côte d'Ivoire ainsi qu'à l'Institut de Formation Sainte-Marie d'Abidjan).
[1] La SACD pour l’Afrique australe et centrale, le COMESA pour l’Afrique orientale et australe, la CAE pour l’Afrique orientale, la CEMAC pour l’Afrique centrale, la CEDEAO et l’UEMOA pour l’Afrique de l’Ouest...
[2] Réforme des douanes africaines, Banque Mondiale, 2011
[3] Mathieu Tankeu, Enquête au cœur du phénomène des coupeurs de route, L’Harmattan, 2013