C’est le feuilleton du moment. Celui qui organise la temporalité. Celui qui entretient l’effroi, la curiosité. Celui qui anime les conversations. Celui qui est la conversation : l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Depuis le lancement des opérations, le 24 février, les médias nous relatent toutes affaires cessantes leur déroulement. « L’offensive russe est fulgurante » (Les Échos, 24 février), « En prenant Tchernobyl, la Russie met-elle toute l’Europe en danger ? » (Marianne, 25 février), « Va-t-il y a voir la Troisième Guerre mondiale » (France Info, 28 février), « Bombardement de Kharkiv : « ils tuent des civils » témoigne une Ukrainienne » (France Inter, 1er mars), « La Russie attaque la centrale nucléaire de Zaporojie, la plus grande d’Europe ! » (20 Minutes, 4 mars), « Assassiner Vladimir Poutine, la seule solution au conflit en Ukraine » (Vanity Fair, 14 mars)… De la même façon que lors des attentats (janvier, novembre 2015) et lors de la pandémie (depuis mars 2020), les médias adoptent ce mode de narration spécifique où, à grands renforts d’éditions spéciales et de directs, l’émotion, portée par l’urgence, commande sans réserve l’information. Ce format emprunte pour beaucoup aux techniques des romans-feuilletons du XIXe siècle, dont Sainte-Beuve définissait la règle comme suit : « à chaque nouveau chapitre frapper un grand coup », « pousser les effets et les tons à un diapason extrême, désespérant » (Les causeries du lundi). Mais passons ces considérations de forme, et intéressons-nous au fond. Que nous révèle, dans la circonstance, l’expression contemporaine de ce feuilleton ?
Un feuilleton manichéen
Le premier enseignement est son manichéisme. En effet, si nous retrouvons d’un côté le président Poutine « hitlérien » (Le Point, 23 février), nous avons de l’autre le président Zelensky « churchillien » (Le Figaro, 15 mars) ; d’un côté, « les chiens de guerre », et de l’autre, « les braves », « défenseurs de l’Europe et de ses valeurs » (Bernard-Henri Lévy, Twitter, 21 février) ; d’un côté, ce que Philippe Muray appelait « l’Empire du bien » et de l’autre ce que George W. Bush désignait comme « l’Axe du mal ». Alors, s’il y a, de toute évidence, un agresseur et un agressé, et que notre élan se porte naturellement vers le second dont le courage force chaque jour l’admiration et la solidarité, nous constatons le manque dans les médias de récits plus nuancés.
Le deuxième enseignement de ce feuilleton tient à son caractère hégémonique. Depuis le 24 février, tous les titres ont pris fait et cause pour l’Ukraine. Nous retrouvons, ci et là, les mêmes témoignages, les mêmes angles, les mêmes opinions. Cela, entendons-nous bien, n’est pas un mal en soi, car nous ne saurions justifier en aucune façon cette guerre inacceptable menée par la Russie. Mais le travail journalistique requiert d’aller au-delà de la prise de parti camusienne et oblige, quoi que l’on pense, en vertu de la devise attribuée à Voltaire (« je ne suis pas d’accord avec ce que vous dîtes, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez le dire ») à interroger toutes les parties. Or, ce n’est pas encore le cas, aujourd’hui.
Le deuxième enseignement de ce feuilleton tient à son caractère hégémonique. Depuis le 24 février, tous les titres ont pris fait et cause pour l’Ukraine. Nous retrouvons, ci et là, les mêmes témoignages, les mêmes angles, les mêmes opinions. Cela, entendons-nous bien, n’est pas un mal en soi, car nous ne saurions justifier en aucune façon cette guerre inacceptable menée par la Russie. Mais le travail journalistique requiert d’aller au-delà de la prise de parti camusienne et oblige, quoi que l’on pense, en vertu de la devise attribuée à Voltaire (« je ne suis pas d’accord avec ce que vous dîtes, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez le dire ») à interroger toutes les parties. Or, ce n’est pas encore le cas, aujourd’hui.
Contrôle de la vérité et amalgames
Le troisième enseignement, c’est le retour de la censure. Non pas d’une censure qualifiée respectueusement de « vérification » sur certains plateaux ou de « modération » sur les réseaux sociaux, mais d’une censure libérée, décomplexée. Ainsi, le 27 février, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen annonçait que les médias russes Russia Today (RT) et Sputnik étaient bannis de l’Union européenne. « Les médias pro-russses ne seront plus autorisés à répandre leurs mensonges », a-t-elle déclaré. Sur la base d’une simple accusation, près d’une centaine de journalistes disposant de cartes de presse françaises ont été interdits d’exercer. Dans la continuité, le réseau social Twitter a étiqueté les actuels et anciens journalistes en question de l’épithète : « affiliés à la Russie ». La torsion de la liberté de la presse est manifeste. La Commission entend contrôler le discours au nom de « la vérité » dont l’Occident serait seul dépositaire. Qu’en conclut Reporters Sans Frontières ? « La manière employée par la Commission européenne n’est pas idéale », a indiqué son secrétaire général, Christophe Deloire, mais « il n’est pas illégitime que des mesures soient prises… » (Marianne, 1er mars).
Le quatrième enseignement est la résurgence de l’amalgame. À Milan, un cycle de conférences sur Dostoïevski a été annulé car l’écrivain… est Russe (L’Express, 11 mars). À Londres, le ballet du Bolchoï a été banni du Royal Opera House car le ballet… est Russe (Le Figaro, 8 mars). À Cardiff, Tchaïkovski a été déprogrammé de l’Orchestre philarmonique car le compositeur… est Russe (Radio Classique, 21 mars). De la plupart des compétitions internationales (Coupe du monde de football, Jeux paralympiques, etc.), les sportifs russes sont dorénavant écartés car… ils sont Russes. Ces mises au ban, largement relayées, ont suscité de rares réactions dans la sphère médiatique, qui ne manque pourtant pas d’apôtres du « pas d’amalgame ». Or, existe-t-il un amalgame plus absurde que celui-ci : assimiler Dostoïevski à la guerre de M. Poutine ? Sauf erreur, en 2003, lors de l’invasion de l’Irak par les États-Unis, les pays européens n’avaient pas interdit la lecture de Steinbeck, ni la projection des films de Tarantino ou Scorsese. Par ailleurs, depuis sept ans, l’Arabie Saoudite conduit une guerre dramatique au Yémen, où, selon les Nations Unies, près de 400 000 personnes y ont perdu la vie. L’Arabie Saoudite a-t-elle été exclue du concert des nations ? Avons-nous gelé les avoirs des propriétaires saoudiens des clubs de football européens ?
Le quatrième enseignement est la résurgence de l’amalgame. À Milan, un cycle de conférences sur Dostoïevski a été annulé car l’écrivain… est Russe (L’Express, 11 mars). À Londres, le ballet du Bolchoï a été banni du Royal Opera House car le ballet… est Russe (Le Figaro, 8 mars). À Cardiff, Tchaïkovski a été déprogrammé de l’Orchestre philarmonique car le compositeur… est Russe (Radio Classique, 21 mars). De la plupart des compétitions internationales (Coupe du monde de football, Jeux paralympiques, etc.), les sportifs russes sont dorénavant écartés car… ils sont Russes. Ces mises au ban, largement relayées, ont suscité de rares réactions dans la sphère médiatique, qui ne manque pourtant pas d’apôtres du « pas d’amalgame ». Or, existe-t-il un amalgame plus absurde que celui-ci : assimiler Dostoïevski à la guerre de M. Poutine ? Sauf erreur, en 2003, lors de l’invasion de l’Irak par les États-Unis, les pays européens n’avaient pas interdit la lecture de Steinbeck, ni la projection des films de Tarantino ou Scorsese. Par ailleurs, depuis sept ans, l’Arabie Saoudite conduit une guerre dramatique au Yémen, où, selon les Nations Unies, près de 400 000 personnes y ont perdu la vie. L’Arabie Saoudite a-t-elle été exclue du concert des nations ? Avons-nous gelé les avoirs des propriétaires saoudiens des clubs de football européens ?
S’affranchir du joug émotionnel
Le feuilleton ukrainien n’a rien d’innocent. Celui-ci révèle, comme lors des attentats et lors de la pandémie – dont ne nous sommes ni de l’un ni de l’autre réellement sortis –, les idées qui agitent ce divertissement général. Que faut-il faire, alors, pour dépasser ce dernier ? C’est très simple : suivre la boussole sud, aller à l’opposé des enseignements relevés. Éviter le manichéisme, donner la parole à tous, défendre la pluralité de la presse, s’abstenir des amalgames, pour pouvoir s’affranchir du joug mortifère des émotions et mieux comprendre cette situation tragique, ses enjeux, sa perspective, dans sa globalité. Nous pourrions dès lors recouvrer un peu de hauteur dans cette période fort troublée et considérer d’autres sujets mis sous le boisseau, telle que l’élection présidentielle dont les problématiques appartiennent, non pas au temps immédiat du feuilleton, mais au temps long auquel nous sommes de plus en plus rendus étrangers, aujourd’hui.
Gaël Chesné est l'auteur de "La contrôle de la vérité. Ce pâle objet du désir" paru chez VA Éditions.