Ils en rêvaient depuis 1963, la prise du pouvoir par le parti Bath – à l’époque avec le très marxiste Salah Jeddi à sa tête – ils ont fini par réussir, après soixante ans de lutte. Ils s’étaient imposés comme les opposants principaux de ce régime socialiste très lié à Moscou pendant toute la guerre froide. Ils ont fait tomber Damas.
Ce moment cependant de la chute de la dynastie Assad, décembre 2024, interpelle. Puisque ce combat se menait depuis des décennies et que dix ans de guerre civile avaient échoué à le renverser malgré le soutien obstiné de l’occident à la révolution, pourquoi précisément maintenant ? Et pourquoi si peu de combats précédant le mat final ?
Autre question, qui se cache derrière ce pronom personnel ils par lequel cet article entre en matière ? Emprunté au langage convenu et vaguement conspirationniste de qui sait, mais ne prendra pas le risque de dire, il permet toutes les approximations. Tous les floutages. Écartons-les donc. Cette opposition historique à la République arabe syrienne, ce sont les Frères musulmans. Mais est-ce bien toujours la confrérie qui se trouve derrière le putsch islamiste d’Abou Mohammed al-Joulani ?
Les interrogations au sujet de ce coup vont nécessairement porter sur l’après. Que se passera-t-il pour le peuple syrien maintenant, pour l’État-nation constitué depuis quatre-vingts ans après que la France eut achevé son mandat de la SDN ? Qu’adviendra-t-il de l’équilibre de la région après ce basculement politique majeur et quelles répercussions pour le reste du monde ?
On sait que la chute des régimes arabes et orientaux liés à la Russie est une constante de l’agenda des néoconservateurs depuis une vingtaine d’années.
Cette stratégie américaine est contrariée par l’obstacle que sont ses propres règles démocratiques. Tout a été fait pour tenter de l’éviter, mais c’est ainsi : c’est Donald Trump qui a été élu le mois dernier et non la candidate démocrate. Le futur locataire de la Maison-Blanche sera imprévisible sur beaucoup de sujets, comme il l’a toujours été, mais quelques constantes de sa politique étrangère devraient se confirmer. Première desquelles, une moindre obsession de garder le statut de gendarme du monde. C’est avant toute autre chose la prospérité de son pays qui importe à Trump. Et lui ne pense pas que l’entretenir passe inéluctablement par le maintien de son hégémonie politique sur le monde. Ni par la fabrication d’un ennemi extérieur et l’alimentation perpétuelle des guerres. Ce qui veut dire qu’une détente avec Moscou devait s’amorcer en ce début 2025.
La guerre d’Ukraine, qui n’aurait jamais débuté sans l’élection de Biden, va, espérons-le, enfin trouver une issue concertée. L’idéologie mortifère d’une guerre nécessaire avec la Russie n’avait dans ce contexte plus que deux mois pour s’exprimer. Les deux mois précédents la prise de fonction de Trump. C’est en ce sens que l’accord de Biden à l’utilisation des missiles à longue portée jusqu’au cœur du territoire russe doit être compris. Il fallait au plus vite savonner la planche de la paix, tenter de la rendre impossible, pour sauver, à en croire les faucons américains, leur rang de première puissance.
Pour la même raison, la chute de Damas, courroie de transmission de l’influence irano-russe au Moyen-Orient, était une de leurs obsessions. Il fallait que cette chute arrivât vite et surtout, avant la sortie de l’administration Biden. Qu’elle prenne tout le monde de cours. La Syrie perdue, l’Iran et le Hezbollah sont affaiblis, la chute de Téhéran redevient possible.
Mais qui veut ne peut qu’à la condition que toutes les conditions lui soient favorables. C’est l’alignement des planètes qui a permis l’objectif d’être atteint. Cette marche ultime sur Damas a renversé la table sans coup férir parce que les alliés cités plus haut sont depuis plusieurs mois trop occupés eux-mêmes à défendre des intérêts supérieurs. Téhéran traverse une crise de régime qui n’est pas institutionnelle, elle est existentielle. Jamais les Iraniens ne se sont montrés aussi hostiles aux Mollahs, lesquels n’ont plus le pouvoir d’exercer le rigorisme et la répression d’antan. Trop de femmes dérogent chaque jour aux recommandations vestimentaires, trop d’hommes crochètent les barbus enturbannés croisés dans la rue. Ce qui signifie que la théocratie chiite vacille et vit elle aussi ses derniers instants.
Le Hezbollah, qui avait été un allié majeur dans la reconquête du territoire national syrien sur l’État islamique, est depuis quelques mois en prise avec une offensive israélienne de grande ampleur. Une guerre frontale est impossible1 entre L’Iran et Israël, mais les frappes ciblées israéliennes n’en ont pas pour autant été dévastatrices. De nombreux cadres, à l’instar du chef Hassan Nasrallah lui-même, sont morts. Quoi qu’il advienne du régime des mollahs, le Hezbollah se relèvera avec de nouvelles têtes, mais il aura besoin de temps. Ce temps a été mis à profit en Syrie par les jihadistes sunnites.
La Fédération de Russie, sans qui Bachar serait tombé dès 2015, est quant à elle très occupée à une guerre tout aussi existentielle en Ukraine. Ainsi dépouillée de ses principaux renforts militaires, Damas était livrée à la protection de ses seules forces. Moscou a ici négligé la prophylaxie d’un de ses bastions. On dit de Poutine qu’il est un brillant joueur d’échecs – avis que je partage – mais devoir concéder une tour arrive même aux meilleurs.
Pour tenir, Damas avait besoin, non seulement d’une protection militaire, mais aussi de soutien économique. Se relever de tant de dévastations ne se fait rapidement qu’avec un vaste plan Marshall, que Moscou aura négligé de lui accorder à la juste hauteur de ses besoins. Mais peut-être aussi que Bachar aura été trop fier pour l’accepter. Le dirigeant syrien a cette responsabilité dans sa propre chute : il n’a pas vu que le temps où les caciques de son régime refusaient des ponts d’or par loyalisme et idéal patriotique était révolu. L’État-nation laïc et républicain qu’ils étaient fiers de construire s’était démonétisé sans qu’il en eût pris la juste mesure. Lorsque la solde des militaires d’État n’atteint pas la moitié de ce que perçoivent les miliciens étrangers du Hayat Tahrir al-Cham ou des autres factions jihadistes, il ne faut pas s’attendre trop longtemps à des miracles de loyauté. C’est ainsi que s’explique cette révolution pacifique : le chef d’État s’enfuit avec ses proches, mais aucun combat n’est mené. Bien plus, le gouvernement reste en place et coopère. Il ouvre les portes du pouvoir à Joulani en bonne intelligence. Pour une fois dans le pays, limiter le sang versé a été une donnée prise en considération et on ne pourra que s’en réjouir.
Les soutiens d’al-Joulani sont occidentaux, mais ne se cantonnent pas à Washington. Quelques boutefeux européens sont aussi de la partie. La présence sur le front ukrainien ces derniers mois de quelques éléments de HTS témoigne si cela était nécessaire que certains soutiens de Kiev ont renoué avec leurs peu recommandables proxies. Ces derniers manifestent leur reconnaissance par différents allègements à leur doctrine. Promesse est faite que les minorités religieuses de Syrie ne seront pas inquiétées. La communication d’al-Joulani est soignée, policée à dessein : correspondre au prisme moral occidental. Son costume a renoncé aux trop ostensibles signes islamistes. Il se cantonne à la sobriété militaire kaki. Jusqu’à sa barbe, qui s’est raccourcie. Le tout pour un message subliminal à destination des intellectuels de la communauté internationale : passer pour une sorte de Che Guevara oriental œuvrant au Grand Soir.
Dernier soutien, mais non des moindres, Ankara est la puissance régionale qui va tirer les meilleurs marrons de ce feu révolutionnaire. Elle est le soutien de la première heure du jihad du nord Syrie ; ses opérations de déstabilisation remontant bien avant le printemps arabe. Son objectif n’est un secret pour personne : restaurer l’Empire turc, continuer de grignoter des territoires sur la Syrie et substituer à une République arabe laïque un nouveau califat ottoman.
Son succès est en bonne voie, mais un problème d’ampleur va bientôt émerger. Si Washington et Ankara se sont entendus pour la chute de la dynastie Assad, il va leur être difficile de trouver une même convergence d’intérêts concernant la question kurde. Créer un Kurdistan indépendant est un objectif américain depuis que Washington s’intéresse aux ressources hydrocarbures de la planète, ce qui ne date pas d’hier. Inutile de préciser si le président Erdoğan souhaitera en entendre parler. C’est pourquoi les Kurdes seront très certainement la première cible du nouveau pouvoir syrien, ainsi que le sujet d’une énième brouille entre la Turquie et l’alliance atlantique.
Après les Kurdes, les différentes minorités religieuses syriennes ont raison de s’inquiéter. Les promesses libérales sur le sociétal, concédées pour s’assurer du soutien occidental, ne seront tenues que le temps de dépenser les valises de dollars ayant financé la « libération » du peuple. Les différentes milices révolutionnaires derrière Joulani ne constituent en rien un mouvement de libération nationale, tel que nous en avons connu en Europe en 1944 et 45. Il s’agit non pas de rebelles, mais de miliciens privés et étrangers, réunis autour d’une idéologie qui n’a rien de commun avec la liberté ou la démocratie. C’est une révolution religieuse, et elle n’aura pas d’autre agenda que du temps des précédentes allégeances de ces unités combattantes : al-Qaïda, al-Nosra, État islamique d’Irak et de Syrie hier, Hayat Tahrir al-Cham aujourd’hui… Peu importe que les noms changent, il s’agit des mêmes gens. Ces gens que nous avons soutenus en 2011 avant de nous raviser, comprenant un peu tard l’erreur stratégique. Ces gens qui ont décidé ensuite de frapper la France par la multiplication d’attentats terroristes sur son sol pour la faire plier.
C’est la raison pour laquelle les intellectuels des beaux quartiers en Europe, lesquels font l’opinion, sont en train de reproduire l’erreur de leurs aînés de 1979. La révolution iranienne de l’ayatollah Khomeini déclencha chez nous un enthousiasme consensuel. Tout le monde s’exalta, des maoïstes aux giscardiens, voyant en cette révolution islamique la dernière victoire en date de la liberté sur l’oppression. Mais il s’avéra que la proposition des Mollahs, en termes d’oppression justement, était pire que la dynastie Pahlavi.
Aussi, si c’était naïveté que croire au Grand Soir avec Khomeini en 1979, se réjouir de la prise de pouvoir d’al-Joulani à Damas en cette fin 2024 est faire preuve de bien peu de culture historique. Bien plus, c’est de l’incompréhension des équilibres géopolitiques. La Syrie incarnait depuis quatre-vingts ans la construction d’un État indépendant formé à partir d’une nation arabe. Cette chute signifie l’arrêt du projet État-nation comme modèle, et au mieux la probable partition de son territoire selon des communautés ethniques ou religieuses. Ce qui est un projet politique très différent.
L’ensemble de la région sera bouleversé, à commencer par le Liban voisin, dont la démocratie sera fragilisée. Le Royaume hachémite de Jordanie sera lui aussi sur ses gardes. Israël, dont les bombardements récents des infrastructures militaires syriennes montrent bien la défiance portée au futur régime, a conscience qu’il sera un ennemi plus dangereux que la vieille République arabe des Assad. La détente entre sunnites et chiites, grande victoire diplomatique de Pékin, sera remise en cause. Cette situation nouvelle enfin, sera pour le grand vainqueur au nord, Erdoğan, un encouragement à la poursuite de son agenda.
Au niveau mondial, ce recul de l’influence russe ne manquera pas d’être interprété par le parti Russie unie comme une nouvelle menace de son espace vital. Moscou se montrera d’autant plus tendue et opiniâtre sur tous les dossiers eurasiens. De même pour Pékin, qui la voit contrarier ses efforts diplomatiques de pacifier le Moyen-Orient.
Pour conclure par la France, applaudir à l’arrivée au pouvoir d’al-Joulani, qu’il s’agisse d’intellectuels, de journalistes ou d’acteurs politiques, ne relève plus comme en 1979 de la naïveté et de la légèreté. Au regard de la relation historique qui unit Français et Syriens depuis une dizaine de siècles, mais surtout au regard des victimes du 13 novembre, du personnage emblématique de Samuel Paty et de toutes les victimes innocentes en général tombées à l’occasion des attaques terroristes de l’État Islamique, c’est une faute morale.
Ce moment cependant de la chute de la dynastie Assad, décembre 2024, interpelle. Puisque ce combat se menait depuis des décennies et que dix ans de guerre civile avaient échoué à le renverser malgré le soutien obstiné de l’occident à la révolution, pourquoi précisément maintenant ? Et pourquoi si peu de combats précédant le mat final ?
Autre question, qui se cache derrière ce pronom personnel ils par lequel cet article entre en matière ? Emprunté au langage convenu et vaguement conspirationniste de qui sait, mais ne prendra pas le risque de dire, il permet toutes les approximations. Tous les floutages. Écartons-les donc. Cette opposition historique à la République arabe syrienne, ce sont les Frères musulmans. Mais est-ce bien toujours la confrérie qui se trouve derrière le putsch islamiste d’Abou Mohammed al-Joulani ?
Les interrogations au sujet de ce coup vont nécessairement porter sur l’après. Que se passera-t-il pour le peuple syrien maintenant, pour l’État-nation constitué depuis quatre-vingts ans après que la France eut achevé son mandat de la SDN ? Qu’adviendra-t-il de l’équilibre de la région après ce basculement politique majeur et quelles répercussions pour le reste du monde ?
On sait que la chute des régimes arabes et orientaux liés à la Russie est une constante de l’agenda des néoconservateurs depuis une vingtaine d’années.
Cette stratégie américaine est contrariée par l’obstacle que sont ses propres règles démocratiques. Tout a été fait pour tenter de l’éviter, mais c’est ainsi : c’est Donald Trump qui a été élu le mois dernier et non la candidate démocrate. Le futur locataire de la Maison-Blanche sera imprévisible sur beaucoup de sujets, comme il l’a toujours été, mais quelques constantes de sa politique étrangère devraient se confirmer. Première desquelles, une moindre obsession de garder le statut de gendarme du monde. C’est avant toute autre chose la prospérité de son pays qui importe à Trump. Et lui ne pense pas que l’entretenir passe inéluctablement par le maintien de son hégémonie politique sur le monde. Ni par la fabrication d’un ennemi extérieur et l’alimentation perpétuelle des guerres. Ce qui veut dire qu’une détente avec Moscou devait s’amorcer en ce début 2025.
La guerre d’Ukraine, qui n’aurait jamais débuté sans l’élection de Biden, va, espérons-le, enfin trouver une issue concertée. L’idéologie mortifère d’une guerre nécessaire avec la Russie n’avait dans ce contexte plus que deux mois pour s’exprimer. Les deux mois précédents la prise de fonction de Trump. C’est en ce sens que l’accord de Biden à l’utilisation des missiles à longue portée jusqu’au cœur du territoire russe doit être compris. Il fallait au plus vite savonner la planche de la paix, tenter de la rendre impossible, pour sauver, à en croire les faucons américains, leur rang de première puissance.
Pour la même raison, la chute de Damas, courroie de transmission de l’influence irano-russe au Moyen-Orient, était une de leurs obsessions. Il fallait que cette chute arrivât vite et surtout, avant la sortie de l’administration Biden. Qu’elle prenne tout le monde de cours. La Syrie perdue, l’Iran et le Hezbollah sont affaiblis, la chute de Téhéran redevient possible.
Mais qui veut ne peut qu’à la condition que toutes les conditions lui soient favorables. C’est l’alignement des planètes qui a permis l’objectif d’être atteint. Cette marche ultime sur Damas a renversé la table sans coup férir parce que les alliés cités plus haut sont depuis plusieurs mois trop occupés eux-mêmes à défendre des intérêts supérieurs. Téhéran traverse une crise de régime qui n’est pas institutionnelle, elle est existentielle. Jamais les Iraniens ne se sont montrés aussi hostiles aux Mollahs, lesquels n’ont plus le pouvoir d’exercer le rigorisme et la répression d’antan. Trop de femmes dérogent chaque jour aux recommandations vestimentaires, trop d’hommes crochètent les barbus enturbannés croisés dans la rue. Ce qui signifie que la théocratie chiite vacille et vit elle aussi ses derniers instants.
Le Hezbollah, qui avait été un allié majeur dans la reconquête du territoire national syrien sur l’État islamique, est depuis quelques mois en prise avec une offensive israélienne de grande ampleur. Une guerre frontale est impossible1 entre L’Iran et Israël, mais les frappes ciblées israéliennes n’en ont pas pour autant été dévastatrices. De nombreux cadres, à l’instar du chef Hassan Nasrallah lui-même, sont morts. Quoi qu’il advienne du régime des mollahs, le Hezbollah se relèvera avec de nouvelles têtes, mais il aura besoin de temps. Ce temps a été mis à profit en Syrie par les jihadistes sunnites.
La Fédération de Russie, sans qui Bachar serait tombé dès 2015, est quant à elle très occupée à une guerre tout aussi existentielle en Ukraine. Ainsi dépouillée de ses principaux renforts militaires, Damas était livrée à la protection de ses seules forces. Moscou a ici négligé la prophylaxie d’un de ses bastions. On dit de Poutine qu’il est un brillant joueur d’échecs – avis que je partage – mais devoir concéder une tour arrive même aux meilleurs.
Pour tenir, Damas avait besoin, non seulement d’une protection militaire, mais aussi de soutien économique. Se relever de tant de dévastations ne se fait rapidement qu’avec un vaste plan Marshall, que Moscou aura négligé de lui accorder à la juste hauteur de ses besoins. Mais peut-être aussi que Bachar aura été trop fier pour l’accepter. Le dirigeant syrien a cette responsabilité dans sa propre chute : il n’a pas vu que le temps où les caciques de son régime refusaient des ponts d’or par loyalisme et idéal patriotique était révolu. L’État-nation laïc et républicain qu’ils étaient fiers de construire s’était démonétisé sans qu’il en eût pris la juste mesure. Lorsque la solde des militaires d’État n’atteint pas la moitié de ce que perçoivent les miliciens étrangers du Hayat Tahrir al-Cham ou des autres factions jihadistes, il ne faut pas s’attendre trop longtemps à des miracles de loyauté. C’est ainsi que s’explique cette révolution pacifique : le chef d’État s’enfuit avec ses proches, mais aucun combat n’est mené. Bien plus, le gouvernement reste en place et coopère. Il ouvre les portes du pouvoir à Joulani en bonne intelligence. Pour une fois dans le pays, limiter le sang versé a été une donnée prise en considération et on ne pourra que s’en réjouir.
Les soutiens d’al-Joulani sont occidentaux, mais ne se cantonnent pas à Washington. Quelques boutefeux européens sont aussi de la partie. La présence sur le front ukrainien ces derniers mois de quelques éléments de HTS témoigne si cela était nécessaire que certains soutiens de Kiev ont renoué avec leurs peu recommandables proxies. Ces derniers manifestent leur reconnaissance par différents allègements à leur doctrine. Promesse est faite que les minorités religieuses de Syrie ne seront pas inquiétées. La communication d’al-Joulani est soignée, policée à dessein : correspondre au prisme moral occidental. Son costume a renoncé aux trop ostensibles signes islamistes. Il se cantonne à la sobriété militaire kaki. Jusqu’à sa barbe, qui s’est raccourcie. Le tout pour un message subliminal à destination des intellectuels de la communauté internationale : passer pour une sorte de Che Guevara oriental œuvrant au Grand Soir.
Dernier soutien, mais non des moindres, Ankara est la puissance régionale qui va tirer les meilleurs marrons de ce feu révolutionnaire. Elle est le soutien de la première heure du jihad du nord Syrie ; ses opérations de déstabilisation remontant bien avant le printemps arabe. Son objectif n’est un secret pour personne : restaurer l’Empire turc, continuer de grignoter des territoires sur la Syrie et substituer à une République arabe laïque un nouveau califat ottoman.
Son succès est en bonne voie, mais un problème d’ampleur va bientôt émerger. Si Washington et Ankara se sont entendus pour la chute de la dynastie Assad, il va leur être difficile de trouver une même convergence d’intérêts concernant la question kurde. Créer un Kurdistan indépendant est un objectif américain depuis que Washington s’intéresse aux ressources hydrocarbures de la planète, ce qui ne date pas d’hier. Inutile de préciser si le président Erdoğan souhaitera en entendre parler. C’est pourquoi les Kurdes seront très certainement la première cible du nouveau pouvoir syrien, ainsi que le sujet d’une énième brouille entre la Turquie et l’alliance atlantique.
Après les Kurdes, les différentes minorités religieuses syriennes ont raison de s’inquiéter. Les promesses libérales sur le sociétal, concédées pour s’assurer du soutien occidental, ne seront tenues que le temps de dépenser les valises de dollars ayant financé la « libération » du peuple. Les différentes milices révolutionnaires derrière Joulani ne constituent en rien un mouvement de libération nationale, tel que nous en avons connu en Europe en 1944 et 45. Il s’agit non pas de rebelles, mais de miliciens privés et étrangers, réunis autour d’une idéologie qui n’a rien de commun avec la liberté ou la démocratie. C’est une révolution religieuse, et elle n’aura pas d’autre agenda que du temps des précédentes allégeances de ces unités combattantes : al-Qaïda, al-Nosra, État islamique d’Irak et de Syrie hier, Hayat Tahrir al-Cham aujourd’hui… Peu importe que les noms changent, il s’agit des mêmes gens. Ces gens que nous avons soutenus en 2011 avant de nous raviser, comprenant un peu tard l’erreur stratégique. Ces gens qui ont décidé ensuite de frapper la France par la multiplication d’attentats terroristes sur son sol pour la faire plier.
C’est la raison pour laquelle les intellectuels des beaux quartiers en Europe, lesquels font l’opinion, sont en train de reproduire l’erreur de leurs aînés de 1979. La révolution iranienne de l’ayatollah Khomeini déclencha chez nous un enthousiasme consensuel. Tout le monde s’exalta, des maoïstes aux giscardiens, voyant en cette révolution islamique la dernière victoire en date de la liberté sur l’oppression. Mais il s’avéra que la proposition des Mollahs, en termes d’oppression justement, était pire que la dynastie Pahlavi.
Aussi, si c’était naïveté que croire au Grand Soir avec Khomeini en 1979, se réjouir de la prise de pouvoir d’al-Joulani à Damas en cette fin 2024 est faire preuve de bien peu de culture historique. Bien plus, c’est de l’incompréhension des équilibres géopolitiques. La Syrie incarnait depuis quatre-vingts ans la construction d’un État indépendant formé à partir d’une nation arabe. Cette chute signifie l’arrêt du projet État-nation comme modèle, et au mieux la probable partition de son territoire selon des communautés ethniques ou religieuses. Ce qui est un projet politique très différent.
L’ensemble de la région sera bouleversé, à commencer par le Liban voisin, dont la démocratie sera fragilisée. Le Royaume hachémite de Jordanie sera lui aussi sur ses gardes. Israël, dont les bombardements récents des infrastructures militaires syriennes montrent bien la défiance portée au futur régime, a conscience qu’il sera un ennemi plus dangereux que la vieille République arabe des Assad. La détente entre sunnites et chiites, grande victoire diplomatique de Pékin, sera remise en cause. Cette situation nouvelle enfin, sera pour le grand vainqueur au nord, Erdoğan, un encouragement à la poursuite de son agenda.
Au niveau mondial, ce recul de l’influence russe ne manquera pas d’être interprété par le parti Russie unie comme une nouvelle menace de son espace vital. Moscou se montrera d’autant plus tendue et opiniâtre sur tous les dossiers eurasiens. De même pour Pékin, qui la voit contrarier ses efforts diplomatiques de pacifier le Moyen-Orient.
Pour conclure par la France, applaudir à l’arrivée au pouvoir d’al-Joulani, qu’il s’agisse d’intellectuels, de journalistes ou d’acteurs politiques, ne relève plus comme en 1979 de la naïveté et de la légèreté. Au regard de la relation historique qui unit Français et Syriens depuis une dizaine de siècles, mais surtout au regard des victimes du 13 novembre, du personnage emblématique de Samuel Paty et de toutes les victimes innocentes en général tombées à l’occasion des attaques terroristes de l’État Islamique, c’est une faute morale.
1 https://www.sensemaking.fr/Iran-Israel-la-guerre-improbable_a620.html
Daniel MONFORTE est auteur de "Comprendre l'imbroglio syrien" paru chez Valeur Ajoutée Éditions.