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L’affaire Carlos Ghosn : une illustration de l’intelligence économique à la Japonaise




Publié par Arnaud Walter le 29 Avril 2020

L’affaire Carlos Ghosn a passionné la presse internationale pendant plus d’une année, avec son lot de rebondissements, d’intrigue politique et d’évasion spectaculaire. Malgré tout, les vraies raisons de l’arrestation de Carlos Ghosn ne sont pas seulement d’ordre fiscales, mais relèvent aussi de manœuvres économiques et politiques, dans les coulisses de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, comme l’expliquait l’ancien PDG. Son ambition, ses erreurs et les faiblesses de Renault lui auront finalement coûté sa place.



Un rapport de force inégal au sein de l’alliance 

Le 19 novembre 2018, Carlos Ghosn est arrêté lorsque son avion atterrit à Tokyo. Il est soupçonné de ne pas avoir déclaré une partie de ses revenus aux autorités boursières, entre 2010 et 2015. Plus de deux mois après le début de sa détention, il explique à l’AFP et aux Échos que celle-ci est un « complot » pour empêcher son projet d’intégration plus poussée entre Renault et Nissan.
 
En effet, depuis sa création en 1999, les rapports de forces entre les constructeurs au sein de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi ont fortement évolué. Nissan, alors en difficulté, avait accepté le rapprochement avec Renault, un groupe alors en croissance, avec une forte marge de manœuvre financière. Depuis, les rôles se sont renversés. En 2018, le chiffre d’affaires de Nissan dépassait les 90 milliards d’euros, alors que celui de Renault était inférieur à 58 milliards d’euros.
 
Ce déséquilibre s’est traduit aussi sur le plan technologique. Renault a pris du retard par rapport à ses partenaires japonais, qui ne l’ont pas attendu pour innover. La Nissan Leaf, première voiture électrique de Nissan, est sortie trois ans avant la Renault Zoé. Cette avance des Japonais sur les Français était cependant limitée par le partage des technologies entre les constructeurs. Un partage qui relevait plus du pillage selon Nissan, puisque le groupe de Yokohama fournit la majeure partie des pièces détachées utilisées dans les modèles communs aux deux marques.
 
Pourtant, anachronisme à l’heure des difficultés de Renault et des progrès de Nissan, le groupe français détient une influence politique majeure au sein de l’alliance. Renault contrôle en effet 43,4% du capital de son homologue japonais, alors que ce dernier ne contrôle que 15% de Renault. Cette participation minoritaire mettait Nissan au même niveau que l’État français avant 2015. Or, cette année-là, avec l’application de la loi Florange, l’État s’est vu concédé un doublement de ses droits de vote. Une situation qui empire lorsqu’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, augmente temporairement la participation de l’État jusqu’à 19,7%, ce qui donne à l’État une minorité de blocage.
 
Un climat de méfiance s’installe alors à la tête de l’alliance, Nissan prenant conscience de sa position de faiblesse politique, malgré sa position de force économique. Certains signes, du côté japonais, montrent qu’à ce moment Nissan n’est pas prête à accepter une fusion et reste, dans l’ensemble, assez méfiante vis-à-vis de son homologue français.

Les signes avant-coureurs d’une guerre politique et économique 

Élément important, le Japon reste un pays avec un fort sentiment patriotique, où les investissements étrangers sont souvent mal vus, qui redoute le contrôle par des étrangers de leurs entreprises nationales. Il y existe un lien très fort entre les dirigeants d’entreprises et le pouvoir politique. Hiroto Saikawa, dirigeant de Nissan lors de l’affaire Carlos Ghosn, était en contact direct avec le gouvernement japonais, le ministre de la Justice et, surtout, le METI (Ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie japonais).
 
Des lobbys très influents permettent aux dirigeants japonais de défendre leur cause auprès des hommes politiques, à l’image du Nippon Kaigi, très nationaliste, qui rassemble Shinzo Abe (actuel premier ministre), plus de la moitié des députés de la Diète et des membres de la famille impériale japonaise. Dans ce contexte, il convenait pour Renault et Carlos Ghosn d’être très prudents quant aux signaux émis en direction des Japonais.

L’importance de bien analyser les signaux 

En effet, les signaux sont importants puisqu’ils permettent de faire comprendre ou croire quelque chose à son allié, ou à son adversaire. Un signal peut renforcer la confiance entre deux partenaires, mais peut aussi la détruire complètement. Dans le cas de Carlos Ghosn, des signaux négatifs sont venus dégrader son image auprès des dirigeants de Nissan et de la population japonaise.
 
En 2011, trois cadres sont soupçonnés d’avoir transmis des secrets industriels à des entreprises chinoises. Ils sont licenciés, sans qu’aucune preuve ne soit fournie. Parmi eux, se trouve Toshiyuki Shiga, qui est alors le bras droit de Carlos Ghosn au Japon, et en conflit avec celui-ci. Une enquête interne clandestine, soutenue par Carlos Ghosn, est organisée afin de réunir des preuves contre lui. La révélation de cette affaire souterraine révèle aux dirigeants de Nissan et aux Japonais la face sombre d’un Carlos Ghosn : un dirigeant narcissique, obsédé par le contrôle.
 
Malgré la perte de confiance de ses partenaires, Carlos Ghosn continue de s’imposer comme le symbole de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi. Début 2018, il précise par exemple qu’il n’est pas « éternel » et qu’il convient de « trouver la structure juridique pour pérenniser l’alliance ». Il envoie à plusieurs reprises des signaux vers les dirigeants de Nissan, évoquant la possibilité d’une fusion entre les deux groupes. Il explique que cette solution n’est jamais clairement considérée, mais elle revient systématiquement dans le discours du dirigeant français.
 
De leur côté, les dirigeants japonais de Nissan remarquent ces déclarations et les reçoivent négativement. Au cours des dernières années, Carlos Ghosn s’est révélé être un dirigeant aux pouvoirs hégémoniques, ignorant volontairement le désir d’indépendance de Nissan – Hiroto Saikawa s’était à plusieurs reprises prononcé en faveur du maintien de l’alliance en l’état. Or Carlos Ghosn ne s’est pas rendu compte de l’importance de ces déclarations, et a sous-estimé la réaction des Japonais, comme l’a montré la suite des événements.

Morale de l’histoire
 
L’affaire judiciaire causée par l’arrestation de Carlos Ghosn a fait perdre 12 milliards de dollars de capitalisation à Nissan, mais lui a permis de regagner une certaine indépendance vis-à-vis de Renault. À l’heure actuelle, il est encore incertain que l’alliance survive à la fin de l’ère de son ancien dirigeant.
 
Toute cette affaire démontre l’importance de bien analyser les signaux émis par les acteurs économiques et politiques – qui peuvent prendre la forme de déclarations dans les médias ou d’affaires internes en entreprises – et de bien comprendre les rapports de force lors d’une négociation. Les actions des partenaires et des adversaires d’une entreprise ne sont pas forcément rationnelles, mais des éléments précurseurs permettent de les prendre en compte. Carlos Ghosn a cru qu’il pouvait avancer, sans prendre en considération les sentiments de ses homologues japonais, oubliant que ces derniers lui en tiendraient rigueur et essaierait de le faire tomber à la moindre occasion.


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