OTAN 75. De l’ère de la négociation à l’ère de la confrontation.
Les 9 – 11 juillet dernier l’Alliance atlantique a célébré à Washington ses noces de diamant entre ses 32 États membres, qui représentent ensemble l’Occident, face à la triade russe, chinoise, iranienne et au Sud global, désignée comme hostile. Cette réunion a été jugée comme un moment – clé du processus de transformation, de mobilisation et de réarmement, qui a pour objet une confrontation générale éventuelle entre les deux ensembles adverses. Or l’aggravation de la relation conflictuelle entre ces deux forces antagonistes et son extension a une grande arrière géopolitique, inter- continentale et océanique, mérite d’être examinée plus pertinemment du point de vue d’une perspective diplomatique, historique et planétaire. Se sont aventurés dans cet exercice les analystes et décideurs les plus prestigieux, susceptibles d’avoir influé sur le cours même des grands événements. L’OTAN leur est apparue à la fois unie et divisée, avec des brèches et ambitions intellectuelles inavouées, tangibles et transcendantes, qui tiennent une grande place symbolique sur la place du monde. En tant que moment – clé d’un réarmement accéléré, ce retour de l’OTAN est-il un signe de la faillite des élites et de la crise des démocraties ? Les conclusions finales du Sommet de Washington ont porté sur des décisions visant à renforcer ultérieurement la dissuasion et la défense, à intensifier le soutien à l’Ukraine sur le long terme et à approfondir les partenariats mondiaux.
Aucun système international n’a théorisé ni conçu un système d’alliances si ramifié et aucun autre n’a occupé un espace de réflexion géopolitique et stratégique si approfondi et si vaste. L’OTAN est à cet effet l’alliance militaire la plus importante de l’histoire et la plus puissante.
Face à l’alignement croissant de la Russie, de la Chine, de l’Iran et de la Corée du Nord, le secrétaire général de l’OTAN a déclaré vouloir collaborer de plus en plus étroitement avec ses partenaires de l’Indo-Pacifique et avec l’Union européenne pour aider à préserver la paix et à protéger l’ordre international fondé sur des règles. M. Stoltenberg, a expliqué que la Chine jouait un rôle déterminant dans la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine et, dans la déclaration finale, a indiqué que le partenariat stratégique entre Moscou et Pékin « [suscitait] de profondes préoccupations ».
Dans un contexte parsemé d’incertitudes, l’OTAN a célébré ce Sommet sur fond de vives tensions coordonnant l’exercice militaire « Steadfast Defender » d’ampleur exceptionnelle, qui s’est déroulé du mois de février au mois de mai 2024 dans l’aire des pays baltes et de la Pologne et qualifié de « dissuasif ». Un exercice conçu pour l’hypothèse d’un scénario du pire, qui a pour but, aux jeux des planificateurs occidentaux, d’adresser un message fort au Kremlin, soupçonné de préparer un plan de conquête de l’Europe centrale et du Nord, jugé inacceptable par les pays européens, l’OTAN et les États-Unis. Selon cette vulgate, l’Europe et l’Occident doivent à tout prix l’empêcher ! « La Russie ne doit pas vaincre ! » a dit Macron et ne doit pas s’établir un nouvel équilibre de puissance en Europe et dans le monde.
La Première Guerre froide et la diplomatie de Kissinger quant à l’option Beijing – Moscou
C’est le même défi auquel s’était consacré H.Kissinger tout au long des années 70, qui avait consisté en revanche à préserver les intérêts bien compris de l’Amérique, tout en évitant une confrontation directe et nucléaire avec Moscou. À cette fin, la diplomatie de Kissinger eut pour but d’ouvrir une brèche entre Moscou et Beijing, offrant à Washington de nouvelles capacités d’action, contrairement au 75e anniversaire de l’OTAN, qui s’est conclu par une provocation évidente à Poutine. En effet l’adoption du principe d’irréversibilité dans l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN se heurte à la charte de l’Atlantique Nord, qui statue de la non-recevabilité d’un pays dont la belligérance avec un autre engage la solidarité globale de l’Alliance.
En ce qui concerne la définition de la tactique et de la stratégie vis-à-vis de Moscou, les divergences d’appréciation entre l’Europe et les États-Unis n’ont pas interdit une « posture défensive » entre Beijing et Moscou, allant jusqu’à un « partenariat sans limites » entre les deux puissances eurasiennes, couronnées d’un rapprochement des BRICS et du Sud global. Et enfin l’idée de pérenniser l’aide financière de l’UE à Kiev, pour un montant de 50 milliards d’euros (sur les 85 accordés depuis février 2022), sans parvenir à influer sur le cours de la confrontation sur le terrain et sans résultats visibles, ne peut être compris par les opinions et la démocratie américaines, soumise au triple diktat, du manichéisme, du court-termisme et de l’aléa des élections de novembre. Ainsi l’éloignement de la diplomatie et du dialogue correspond à une régression de la situation internationale, qui revient à une ère d’affrontement, après une ère de négociations. Cela rappelle, la divergence stratégique entre Kissinger et Brzezinski de la Première Guerre froide. D’abord et premièrement que le principe de l’équilibre des forces n’a pas été adopté par les pères fondateurs de l’Europe intégrée et que l’Europe renaissante était elle-même porteuse du principe opposé, celui de la monarchie universelle de la paix ou de la pacification des conflits par le dialogue, mais à partir d’une Europe désarmée prise comme exemple.
Principe de l’équilibre ou “Roll-Back” ? Kissinger ou Brzezinski ?
Tout autre la « Power Politics » anglo-saxonne, vers laquelle se réoriente aujourd’hui l’Europe de l’ancienne Match Weltpolitik et à laquelle se formèrent les deux « européens » Kissinger et Brzezinski. Si H. Kissinger avait assumé le bras de fer de la guerre froide en termes de rapports de forces et d’équilibres stratégiques, Brzezinski jugeait le monde et l’échiquier des pays de l’Est en termes de traditions religieuses et de sentiments collectifs et donc de la lutte éternelle du Bien et du Mal, qui est à la fois séculaire et intemporelle. Nous dirions plus pertinemment que cet échiquier, au-delà des idéologies transitoires, disposait d’un grand enracinement dans la culture historique. Ainsi l’option de faire reculer « l’Empire du Mal » ou la stratégie du « Roll Back », ne pouvait comporter l’illusion d’une fin immédiate et prévisible de la dialectique historique (la fin de l’histoire de F.Fukuyama). La pérennité de la lutte contre le Mal (le satanisme de la post- modernité) ne peut être assurée aujourd’hui par une lecture de l’arbre du Christianisme primitif à la A.Douguine, mais par une conception approfondie de l’hégémonie culturelle de l’Occident. Ayant accumulé une masse d’information sur l’adversaire et sa doctrine, en sa fonction de directeur de l’université de la « guerre froide », « le Center for International Affaires » de Harvard, Brzezinski élabora une lecture différente de la « politique de l’endiguement » de G.Kennan et plus subtil de celle de Kissinger, fondée sur l’idée d’un « Occident kidnappé » par Staline à Yalta, un peu comme l’Ukraine le serait aujourd’hui par Poutine, car le fil conducteur des conceptions théoriques de Brzezinski était fondé sur la force du sentiment national des républiques de l’Europe de l’Est, déchiquetées par le rouleau compresseur du totalitarisme rouge et caucasien, qui justifiait et sanctifiait l’idée de résistance de leurs peuples. En ce sens la bataille contre l’Union soviétique a été aussi et surtout une bataille des idées et de grandes conceptions du monde.
La Deuxième Guerre froide, l’OTAN et le « révisionnisme planétaire »
Dans la dernière vague d’un processus de décolonisation inachevé, l’OTAN est à la peine dans son réductionnisme stratégico – militaire, réduite à la politique des armements et des technologies militaires intelligentes, à sa lecture géostratégique de la conjoncture et à la caractéristique capitale de cette conjoncture, celle d’un « révisionnisme planétaire » généralisé, y compris nucléaire. La Deuxième Guerre froide, qui est chaude un peu partout dans le monde, est redevenue à la surface en Europe et angoisse en particulier les opinions des pays baltes et de la Pologne plus exposés aux démonstrations militaires, en mobilisant le but des intentions, à défaut du calcul des forces. À la différence de la signification dissuasive des années 60/70, la guerre nucléaire n’interdit plus la guerre conventionnelle, mais s’inscrit dans celle-ci, pour l’heure en théorie, comme un de ces paliers, pour aboutir à une désescalade, après une montée aux extrêmes aux seuils inexpérimentés. Elle apparaît justifiée par la théorie des dominos, de conception américaine, qui avait dominé les esprits à l’époque du Vietnam et des guerres du Sud-est asiatique. Suivant ce raisonnement, la chute d’un pays dans le camp communiste, aurait entraîné celle de ses voisins proches, soumis à cette menace et, depuis 1954, l’Indonésie, la Malaisie et la Thaïlande. Elle s’appliquerait aujourd’hui, par une sorte d’analogie contraignante, aux hypothèses de conflits envisageables en Europe, pour le cas d’une victoire russe en Ukraine. Elle s’insinue de toute manière à l’Ouest et à l’Est, influant sur les déclarations de responsables divers, comme parties intégrantes de raisonnements systémiques et de révisions doctrinales dissuasives (Karaganov, Medvedev, etc.). L’abaissement du seuil d’utilisation des armes nucléaires aurait pour fonction, selon Karaganov, de rétablir la prévention des guerres conventionnelles à grande échelle et, du point de vue de politique internationale de diminuer le rôle hégémonique des États-Unis, agissant sous le parapluie nucléaire. Par ailleurs, il serait difficile de maintenir l’engagement américain en Europe pour se consacrer à l’Asie du Sud-Est et à l’Indo-Pacifique, car le désengagement d’une région implique logiquement celui d’une autre et donc l’abandon de Zelensky entraînerait la chute des pays baltes et de la Pologne. Le choix n’est donc qu’entre un affrontement local et un éventuel désengagement général. C’est, semble-t-il, la position d’alignement de Macron et de la France.
Le coup de poker de Macron à l’approche de la tempête
En clair le coup de poker de Macron, consistant à avoir formulé l’hypothèse d’un engagement français au sol, aurait pour but de redistribuer les cartes au sein de l’Alliance et de mettre la France au cœur du positionnement général, poussant la Russie contre l’Allemagne et promouvant la France en protectrice des pays de l’Est et, en particulier, de la Roumanie. Puisque la diplomatie est, selon Bismarck, la construction d’alliances, le profil bismarckien du président français ferait bénéficier à Paris, dans la nouvelle configuration européenne, de l’appui déclaré de la politique polonaise, atlantiste, révisionniste et russophobe. L’instinct et le jugement du Leader jouent ici un rôle capital, que Macron parviendrait à assumer en premier, vis – à – vis des autres Leaders européens, à l’approche de la tempête. « C’est quand le balancier oscille et les enjeux sont noyés dans la brume, que se présente l’occasion de prendre des décisions propres à changer le monde ! » (W.Churchill in – L’orage approche-1949). Or l’engagement du président français afin que la Russie ne gagne pas, a des marges de réussite assez étroites à l’échelle mondiale et, sous ce profil, Macron se rapproche davantage de la figure énigmatique de Talleyrand, que d’un épigone de Bismarck, « l’honnête courtier » des manœuvres hégémoniques de l’Allemagne montante du XIXe.
Macron, un Talleyrand sans maître
Dans le ballet des présidents à la cour transatlantique de l’OTAN, le jeune prince Macron, d’une audace qui frôle l’inconscience pour avoir voulu s’élever au-dessus de la politique politicienne, peut – il être comparé, dans une rétrospective complaisante et sans déshonneur pour le convenu involontaire, au Prince de Talleyrand-Périgord, diplomate et maître en opportunisme ? N’est-il pas suspect comme son prédécesseur d’avoir été l’observateur lucide et farouchement haï des forces profondes de la France et de l’Europe de son temps ? Diable et serpent dans une période d’accélération et de retournements historiques, conscient de vivre dans un monde inclassable et post-démocratique, Macron n’a -t-il pas compris avant les autres, que la fin de l’unipolarisme américain était aussi la fin des vieilles légitimités de vasselage en Europe et dans le monde, en se pavoisant, en précurseur de l’indépendance politique et de l’autonomie stratégique du continent ? Une autonomie stratégique, alliant le binôme déséquilibré franco-allemand à prépondérance allemande et à suprématie politico-diplomatique française, aux autres puissances européennes de l’UE et de l’OTAN, reformées et capables de jouer le rôle d’auxiliaires en cas de conflit. Selon une autre lecture, Macron n’aurait jamais trahi, mais abandonné à leur sort des alliances et des régimes déjà condamnés, en réalité moribonds et prêts à couler. Macron dans la cour des « Grands » mondiaux n’a jamais voulu abandonner le gouvernail du galion de l’empire européen, en corsaire de grande aventure. Une fois perdue toute notion de communauté de destin d’abord avec la Grande-Bretagne et ensuite avec l’Allemagne, ses revirements internes (élections européennes et nationales) ont été l’avant-goût d’un menu empoisonné, vite servi à la Russie, à l’Amérique et à la Françafrique.
Les deux modèles de sécurité de la Première Guerre froide. Rapport de forces et légitimité
L’Europe eut-elle des modèles de légitimité hérités du concert européen du XIXe après la Deuxième Guerre mondiale, qui puissent expliquer le « révisionnisme » généralisé du système international actuel et que l’on puisse emprunter en dernier ressort, pour rééquilibrer les tensions conflictuelles d’aujourd’hui ? De manière très simplifiée peut-on établir un parallélisme principal entre Metternich et Brzezinski d’une part et Bismarck et Kissinger de l’autre, pour ce qui est de vision de la sécurité européenne et des alliances à mettre en œuvre pour l’atteindre. Si Metternich avait réussi à concilier au Congrès de Vienne (1815) par une sorte de multilatéralisme anticipateur, le principe de légitimité (antirévolutionnaire et dynastique) et la logique de l’équilibre (ou des rapports des forces pures) entre la Prusse, l’Autriche, et l’Empire des Tsars, Bismarck, maître de la diplomatie de l’intérêt national et de l’égoïsme étatique, sape le multilatéralisme du Congrès de Vienne qui maintenait la Prusse dans une condition d’infériorité vis-à-vis de l’Autriche, créant un système d’alliances adverses et donc une sorte d’unipolarisme hégémonique autour de la Prusse, qui nourrira une hostilité conjointe et contradictoire entre la Russie, la France et la Grande-Bretagne. Bref un réseau de partenaires, préservant l’isolement volontaire de Berlin vis à vis du cauchemar des coalitions hostiles ; Kissinger, en héritier du réalisme européen a-t-il réinterprété au profit de l’Amérique le modèle d’intégration de l’Union soviétique dans le système international, qui fut celui de la France post-révolutionnaire du Congrès de Vienne, tout en pratiquant une ingérence permanente dans les affaires intérieures d’autres acteurs de la vie internationale ? L’Europe postsoviétique, orpheline de ces grands faiseurs d’histoire, n’a – t – elle pas parsemées de ses modèles et de ses principes dans la diplomatie russe, celle qui, à travers la démocratisation de la « perestroïka » et de la « glasnost », prélude à la dislocation de l’Union soviétique et au révisionnisme de la situation actuelle en Ukraine, celle d’une absence de frontières pour Moscou entre influence et contrainte et du dilemme occidental entre « grande négociation ou grande confrontation » ? .
La dislocation de l’Union soviétique, la chute de l’ordre bipolaire et le précédent du Kosovo
Avec la chute de l’URSS et de l’ordre bipolaire, une vue large et raisonnable de la compétition internationale avait conçu la préservation de l’ordre de sécurité européen à l’intérieur de l’alliance atlantique, qui avait été conçue pour l’endiguer. À cette fin et dans le cadre d’un Acte fondateur avait été créé en 1997 un « Conseil Conjoint permanent Otan-Russie », sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelles entre la Fédération russe et l’Alliance Atlantique. Sans avoir la force juridique d’un traité, cet Acte fondateur, fit naître une nouvelle architecture sécuritaire en Europe, paritaire et inclusive et les deux parties ne se considérèrent plus comme des adversaires, mais comme des partenaires. L’équilibre des forces sur le continent semblait avoir acquis une légitimité démocratique et diplomatique, mais le conflit du Kosovo et son règlement unilatéral ainsi que le bombardement de Belgrade, en dehors de tout mandat des Nations Unies, mit en sommeil cette ouverture institutionnelle et redéfinit les équilibres diplomatiques du continent, affaiblissant l’Europe face à la Russie, en la plaçant toutefois sous la houlette des États-Unis. De dégradation en dégradation, autrement dit de la Libye à la Syrie et au Moyen-Orient, dans les prises de position sur le conflit ukrainien, Macron aurait pu jouer un rôle en la création d’un climat de confiance en Europe, conformément aux intérêts de sécurité du continent et à ceux bien compris de la France, mais il brisa la vieille entente avec la Russie qui avait sauvé autrefois la France de l’asservissement et de la vassalisation idéologique.
Glasnost et Perestroïka, nouvelle pensée et nouvelle démocratie
Pour qu’une conception partagée de la sécurité s’instaure dans les relations internationales et qu’une coexistence pacifique s’installe de manière durable dans les rapports de compétition permanents entre les États, quelques concepts à portée universelle doivent être adoptés dans le comportement politique : l’indépendance nationale, la non-ingérence, le respect de la souveraineté et la non-agression. Or, après la chute de l’Union soviétique et la renonciation à la doctrine de la « souveraineté limitée » de Brezhnev, promue par la « nouvelle pensée », la « Perestroïka » (refondation) et la « Glasnost » (ouverture) de Gorbatchev, entre 1984 et 1985, disparaît du vocabulaire la notion « d’ennemi », remplacée par celle de partenaire et l’accent des relations internationales porta sur le domaine de la « nouvelle diplomatie », qui est à la base de la « démocratisation » et de la coopération et qui inaugure une une période de dégel des relations russo-américaines avec Schultz, comme Secrétaire d’État et R.Reagan, comme président. Dégel ou rupture que le couple D.Vance et D.Tump a promis de reprendre, s’ils sont élus en novembre prochain.
L’Occident « privé d’ennemi », Gorbatchev et Shevardnadze
Cependant à l’aube de 1990, les conservateurs du parti soviétique reprirent l’initiative par la relance du concept « d’ennemi principal » vis-à-vis de l’Amérique et les durs du KGB et du GRU, hostiles à la revendication d’indépendance des pays baltes (Lituanie, Estonie, Lettonie) du Caucase (Arménie et Géorgie), puis d’Ukraine, et contrastèrent vainement les évènements par un coup d’État avorté. Cette indépendance sera consacrée en décembre 1991, par la création à Minsk, à l’initiative d’Eltsine, de la Communauté des États – Indépendants (CEI) composé de Russie, Biélorussie et Ukraine, qui mit un terme à l’existence de l’URSS et au processus historique débuté en 1917 avec la révolution d’Octobre. Certains souhaitent-ils redoubler cette expérience avec le poutinisme et susciter au sein du pouvoir un coup d’État, ou une subversion opportune ? Aujourd’hui les durs sont-ils à l’Est ou à l’Ouest ?
La Russie de S. Lavrov, en quête éternelle de sécurité et de statut
Déjà Primakov, le vrai maître de S.Lavrov, le « Kissinger » russe, avait établi que, dans la recherche d’un nouveau paysage stratégique, la mise en place d’un monde multipolaire était l’équation géopolitique plus favorable à l’immense Russie eurasienne, en position centrale dans le monde et qu’un glacis était indispensable au partage des sphères d’influence dans la cosmopole postsoviétique décomposée. L’inscription dans ce dessein des BRICS et une étroite coopération trilatérale avec l’Inde et la Chine rendrait l’alliance de l’Ours et du Dragon capable de résister aux étreintes du boa occidental et de la force du serpent des océans des pays du Rimland. C’est dans ce moule que S.Lavrov a mûri sa conception du système mondial. Ainsi, dans l’émergence d’un Sud global, il voit la poursuite de la deuxième vague du processus de décolonisation, destinée à envelopper l’Asie et l’Afrique et à remonter vers l’Europe. Le contentieux avec l’Occident collectif à propos de l’Ukraine et des révolutions de couleur ou encore les évènements de la place Maîdan, ne lui font guère oublier que la relation avec les États-Unis demeure au centre des préoccupations de la Russie, dans la perspective de bâtir un ordre mondial plus stable et qu’une négociation diplomatique est peut-être la solution plus avisée à ce conflit régional.
A.Douguine, l’Occident et l’alliance de l’identité et de la foi
C’est dans une perspective eschatologique, messianique et civilisationnelle que se cache le délire nationaliste et anti-occidental d’A. Douguine, chantre de la multipolarité, oubliant d’un seul coup Platon et la philosophie grecque et investie par la flamme du Bien contre l’univers de Lucifer et l’esprit du Mal absolu de l’Occident. Réduisant toute logique stratégique et tout rapport de forces aux perversions post-modernes et nous faisant oublier la fin de l’âge idéologique datée des années 70, il nous replonge dans une sorte de révisionnisme idéologique revendiqué, pour qui l’esprit de croisade prévaut sur le risque nucléaire et l’irresponsabilité des convictions extrêmes sur l’apocalypse planétaire. Douguine repère dans l’histoire russe une source autonome de civilisation, distincte et opposée à la civilisation chrétienne et occidentale, et de cette filiation ferait partie l’Ukraine, dont l’annexion ne constitue guère une injustice historique comparable à celle de l’Alsace – Moselle pour la France après la défaite de Sédan (1871) et la proclamation de l’Empire allemand dans le salon des glaces de Versailles. Le révisionnisme plus débridé, déborde ici largement du seul aspect diplomatique et exhibe la décomposition de l’hégémonie historique, qui s’est exercée sur la Russie, tout au long de dix siècles. En assignant des rôles de combat au monde russe dans le contexte de la multipolarité, la première tâche serait « d’achever l’éradication de l’occidentalisme et du familialisme amoral, visant à mettre un terme à toute métaphysique et la deuxième en se consacrant à la création de l’avenir russe. La Russie ajoute-t-il a désormais une idéologie : les valeurs traditionnelles et les lumières historiques… et notre idéologie est l’édification de la nouvelle Jérusalem... et c’est dans le futur et donc dans l’éternel ». C’est l’alliance de l’identité et de la foi (du monde russe), opposée à l’alliance contradictoire des individualismes étatiques et des égoïsmes irréductibles des pays sacrilèges de l’Ouest.
Révisionnisme, anti-hégémonisme et révolution
L’une des causes des multiples tensions du monde actuel est la remise en cause des règles définies par d’autres, des conditions établies et jamais volontairement acceptées. Ainsi la conscience active de vouloir réécrire l’histoire, en ses fondements doctrinaux, pour ce qui concerne les idéologies politiques (marxisme, libéralisme) ou dans les accords établis, mais tenus pour dépassés (Yalta), cette conscience est l’un des aspects du révisionnisme, qui est aujourd’hui planétaire et qui se veut totalisant et anti-hégémonique. Puisque l’hégémonisme d’une civilisation, d’une culture et d’un ensemble de pays fait partie des données incontestables de l’histoire, comme dans le cas de l’Occident collectif, une certaine idée de la stabilité, de la coopération, des régimes politiques et des formes d’États, constitue le fond de la revendication incontournable du processus de révision des mœurs, des traditions et des us en cours dans le monde. Cependant cette revendication, liée à l’identité ethnique et à des nationalismes divers, mais aussi aux frustrations et revanches de révoltés, cette revendication renvoie à la coexistence conflictuelle du passé et du présent et dépasse la sphère des idées pour remettre en cause les structures de pouvoir, d’autorité et d’influence des sociétés existantes et de leurs conceptions du monde. Or, sur la ligne de front du révisionnisme étatique se situe les pays et les nations qui luttent pour une « autre » hégémonie et, implicitement, pour un autre type de leadership et de modèle de société, pour ces pays et pour ces peuples la catégorie centrale du révisionnisme est l’anti -hégémonisme et cette notion remplace la notion – mythe de révolution, comme changement radical de légitimité, de régime, et de société. En matière de relations internationales, elle remplace la distinction de puissances satisfaites et puissances insatisfaites. En ce sens, le révisionnisme n’est que le « Cahier de doléances » des puissances à la dérive, dominées ou colonisées (agents de l’ennemi, de l’étranger, complotistes, etc.) Le concept de révisionnisme, appliqué à la théorie de l’histoire et à la conjoncture actuelle est le préambule d’une transition d’allégeances à un projet géopolitique qui n’a pas encore fait ses épreuves.
Hégémonie et système international
Du point de vue historique, une interprétation des fondements des systèmes internationaux exige d’avoir un point de gravité théorique dans le concept d’hégémonie comme champ des transformations profondes d’une époque et de l’ensemble du processus historique. En effet, l’hégémonie marque l’identité d’un système, qui est l’englobant général de son pouvoir ainsi que de son champ d’autorité et d’influence, bref, de sa civilisation. Parties intégrantes de la dialectique historique, l’hégémonie et la lutte hégémonique constituent l’empreinte d’une ère de développement ou de lutte, conduites par une classe ou un peuple-nation éclaireurs et guides. À ce sujet R.Gilpin, théoricien américain de la stabilité hégémonique soutient la thèse selon laquelle chaque système comporterait une hégémonie exclusive et marquante, personnifiée par un acteur historique dominant. Cette hégémonie aurait des caractéristiques récurrentes, d’émergence, apogée et déclin, dont abondent les exemples ; Rome pour la Méditerranée et le monde antique, l’Espagne pour « el siglo de oro », le XVIe la France pour le « le Grand Siècle », le XVIIIe, la Grande-Bretagne pour le XIXe et la grandeur victorienne, les États-Unis pour le XXe et la « Démocratie impériale ». Ces unités politiques, villes – États ou empires civilisationnels ne tolèrent pas la dualité des pouvoirs et ne conçoivent que l’unicité exclusive des toutes les expressions de l’autorité et du commandement, civil et militaire. Aujourd’hui comme hier l’hégémonisme (ou unipolarisme) sauvegarde la stabilité que le multipolarisme remet en cause dans une dialectique aléatoire et imprévisible. Dans les périodes de multipolarisme tous les facteurs de stabilité et d’intégration normative (ordres, institutions, statuts et valeurs) sont contestés et l’affrontement rendu finalement inévitable. Se pose alors la question de savoir si l’enjeu du recours à la force aura pour objet le système lui-même ou si la menace à la stabilité vise une amélioration de statuts au sein la hiérarchie établie « dans » le cadre du système existant. Le problème de « l’alternative de système » se posait déjà à l’époque de la bipolarité, mais sous un aspect économico- politique (capitalisme-socialisme), tandis que l’enjeu du changement de la multipolarité actuelle vise explicitement le système, en son aspect global, politico-civilisationnel et historique (Orient – Occident, nord-sud).
Le troisième âge nucléaire, le problème du seuil et la stratégie intégrale de Poirier
L’impossibilité d’aborder les domaines de l’affrontement de manière cloisonnée et les hypothèses d’action simultanées et imbriquées ont conduit à des révisions stratégiques et tactiques de la part des grandes puissances. C’est dans la perspective d’une évolution du nucléaire en trois périodes que la question de la dissuasion doit être analysée et comprise. Le premier âge a été marqué par la bipolarité, la confrontation entre deux superpuissances, l’équilibre de la terreur (MAD. destruction mutuelle assurée) et la stabilité stratégique. Le deuxième fut celui des espoirs de désarmement, nés de la guerre froide et achevé à la fin des années 1990, avec les crises de la prolifération. Le troisième a été une combinaison de logiques de puissance, de développement de moyens conventionnels offensifs et un rééquilibrage des capacités nucléaires, qui impose l’obligation de mieux combiner dissuasion nucléaire et forces conventionnelles. Puisque la réalité du monde doit être prise en compte sous le prisme des rapports de forces politiques, diplomatiques, militaires et culturelles, sans oublier l’économique et le scientifique, le sujet du révisionnisme, déterminant de l’action de pilotage de cet ensemble de forces est l’action du politique. Or le débat en cours sur la révision stratégique du nucléaire concerne en réalité toutes les actions conduites « sous le seuil » de l’emploi de la force et exige le recours à des stratégies intégrales (L.Poirier), puisque la guerre, en tant qu’activité humaine, est hybride par nature. Le point de la situation nous oblige à revenir sur le politique, qui doit évaluer du moment et de la gravité d’intervention du nucléaire, marquant l’échec de la dissuasion. Ce moment et cette décision représentent donc un « seuil », au-dessous duquel la puissance nucléaire jugera gérable un conflit de haute intensité par des moyens conventionnels. Élever ou baisser ce seuil désigne donc la nature de la réplique à une agression ou encore une posture défensive ou offensive en politique étrangère. La modification de ce seuil, impliquant ambiguïté, incertitude et risque est donc, à proprement dire, un « révisionnisme stratégique » dont la gravité donne la mesure du danger du moment historique et de la conjoncture internationale.
Dissuasion, nucléaire tactique et escalade
Si le révisionnisme s’exprime de plus en plus dans le troisième âge nucléaire, comme volonté de remise en cause de l’ordre mondial, suite à l’entrée de nouveaux acteurs dans le jeu de la rivalité sino-américaine, le domaine du nucléaire évolue vers une plus grande incertitude, conflictualité et complexité. En effet augmente considérablement, suite à la guerre d’Ukraine, la perception de la menace d’emploi du nucléaire tactique et du recours éventuel à celui-ci en termes de communication (gesticulation dissuasive) et de diplomatie coercitive (compétence visant à modifier le statu quo, Th.Schelling). Le débat sur l’efficacité de la dissuasion est ainsi relancé et ses concepts – clé revisités, investissant tous les étages de sa structure cognitive et opérationnelle. L’occasion en est le conflit en cours en Europe, la troisième guerre mondiale éventuelle, la géopolitique des grands espaces et la stratégie militaire opérationnelle dans les différents théâtres de conflits. Commençons par l’Ukraine et l’Europe. Dans une déclaration de février 2022, le président Poutine invita les Occidentaux à ne pas franchir les « lignes rouges » (non définies), en faisant recours à l’indétermination stratégique et à l’ambiguïté des intentions. Il annonça à la télévision russe « mettre les forces de dissuasion de l’armée en régime spécial d’alerte au combat ». L’ombre du nucléaire existe ainsi virtuellement depuis le début du conflit et il s’agit d’une intimidation visant à dissuader l’opinion publique occidentale de soutenir ultérieurement la fourniture d’armes à l’Ukraine. Cette intimidation s’inscrit dans un contexte risqué, où les règles du jeu sont en train d’être révisées et où la grammaire de l’escalade pourrait ne plus être maîtrisée du côté russe et du côté OTAN. Mais escalade pour quel type de guerre ? Cet affrontement armé peut-il se limiter au terrain conventionnel, ou dériver vers le nucléaire ? La dissuasion, qui est un simple prolongement du conventionnel, selon les Américains, constitue une rupture et un changement de nature pour les Européens. La question plus pertinente du débat sur l’escalade porte en fait sur la finalité de la guerre (zweck) et sur l’antinomie d’intérêts et de buts qui concernent la remise en cause de l’ordre européen ou de l’ordre mondial. Or, la signification essentielle d’une escalade stratégique ne peut porter que sur l’atteinte à l’être national et à la défense des intérêts vitaux de la nation. Pour mieux préciser, trois conditions pourraient justifier des frappes nucléaires de la part de la Russie :
— la réponse à une agression de la Russie et de ses alliés par des armes nucléaires de destruction massive ;
— la réponse à une agression conventionnelle de la Russie et de ses alliés, menaçant l’existence de l’État ;
— des risques d’escalade nucléaire avec les puissances nucléaires de l’Occident (États-Unis, Grand-Bretagne, France).
Cependant il existe plusieurs niveaux de dissuasion et différents types d’escalades selon le but de guerre, à partir du niveau le plus élevé, celui du système interétatique dont la « fin » est l’hégémonie politico-civilisationnelle d’une époque historique, comportant une guerre totale et absolue entre pôles en compétition. Dans ce cas l’escalade exercera ses effets sur les trois niveaux de la polarité (regroupement unitaire d’un ensemble géopolitique), le niveau tactique, stratégique et systémique, Signalons que l’interdépendance des niveaux constitue une inconnue complémentaire pour les calculs de rationalité stratégique. Quant au jugement concernant les décisions à prendre sur la poursuite des combats ou sur l’ouverture des négociations, l’évaluation du choix dépend de l’assurance en sa propre supériorité et simultanément en la faiblesse morale et politique de l’adversaire. En l’état actuel, pouvons-nous savoir d’avance dans quel camp se trouvent le sentiment de supériorité (Ukraine ou Russie), ainsi que l’état de faiblesse morale et politique (États-Unis ou Union européenne) ?
En réponse aux « menaces occidentales » d’accroître le volume et la sélectivité du soutien militaire à Kiev et d’abaisser « le seuil d’utilisation des armes nucléaires », le ministère russe de la Défense a décidé de promouvoir « la première étape des exercices (…) sur la préparation à l’emploi d’armement nucléaire non stratégique (21 mars 2024). Cependant une rupture du tabou nucléaire en Ukraine de la part de la Russie apparaît pour l'heure peu probable, car sous la tutelle du nucléaire est exclue une défaite politico-militaire des forces conventionnelles.
Moscou et le tabou du nucléaire
Or, ce danger est apparu avec l’émergence et le développement du conflit ukrainien et implique une modification radicale des répercussions, européennes et mondiales du conflit. Il indique, dans les spéculations de politique étrangère, le degré de proximité d’une troisième guerre mondiale et, dès lors, les mesures ou décisions pour la prévenir ou pour y intervenir et combattre. Deux personnalités y ont développé l’analyse de ce danger, avec des arguments et des objectifs différents, l’américain Robert Kagan, en février 2017 et Viktor Orban, Premier ministre hongrois le 11 août 2024 ; révisionnisme systémique et stratégique dans le premier cas et révisionnisme politique et institutionnel dans le deuxième. Dans les deux cas, une vision du monde divergente et critique. La remise en cause de l’ordre européen et mondial fait-elle de la Russie une puissance révisionniste intégrale ? Il a été remarqué que la Russie ne semble pas représenter un État révisionniste typique, mais une entité politique à révisionnisme faible, limité par son économie et par sa perte de vitesse dans la compétition technologique mondiale. L’absence de mention dans la doctrine nucléaire russe des capacités chinoises comme menaces potentielles est expliquée en revanche par sa performance politique, par sa promotion d’une stratégie eurasienne et par un partenariat sino-russe, dans une perspective historique extrêmement dangereux. Parmi les atouts de Moscou on remarquera une utilisation accrue des capacités nucléaires à des fins politiques, rendue possible par une modernisation constante de son arsenal, dans ses deux composantes, stratégiques et non stratégiques, permettant une plus grande liberté d’action et une projection améliorée des forces, autorisées par un talent hors pair, consistant à prendre des risques jugés inacceptables par les États-Unis et l’OTAN.
Les 9 – 11 juillet dernier l’Alliance atlantique a célébré à Washington ses noces de diamant entre ses 32 États membres, qui représentent ensemble l’Occident, face à la triade russe, chinoise, iranienne et au Sud global, désignée comme hostile. Cette réunion a été jugée comme un moment – clé du processus de transformation, de mobilisation et de réarmement, qui a pour objet une confrontation générale éventuelle entre les deux ensembles adverses. Or l’aggravation de la relation conflictuelle entre ces deux forces antagonistes et son extension a une grande arrière géopolitique, inter- continentale et océanique, mérite d’être examinée plus pertinemment du point de vue d’une perspective diplomatique, historique et planétaire. Se sont aventurés dans cet exercice les analystes et décideurs les plus prestigieux, susceptibles d’avoir influé sur le cours même des grands événements. L’OTAN leur est apparue à la fois unie et divisée, avec des brèches et ambitions intellectuelles inavouées, tangibles et transcendantes, qui tiennent une grande place symbolique sur la place du monde. En tant que moment – clé d’un réarmement accéléré, ce retour de l’OTAN est-il un signe de la faillite des élites et de la crise des démocraties ? Les conclusions finales du Sommet de Washington ont porté sur des décisions visant à renforcer ultérieurement la dissuasion et la défense, à intensifier le soutien à l’Ukraine sur le long terme et à approfondir les partenariats mondiaux.
Aucun système international n’a théorisé ni conçu un système d’alliances si ramifié et aucun autre n’a occupé un espace de réflexion géopolitique et stratégique si approfondi et si vaste. L’OTAN est à cet effet l’alliance militaire la plus importante de l’histoire et la plus puissante.
Face à l’alignement croissant de la Russie, de la Chine, de l’Iran et de la Corée du Nord, le secrétaire général de l’OTAN a déclaré vouloir collaborer de plus en plus étroitement avec ses partenaires de l’Indo-Pacifique et avec l’Union européenne pour aider à préserver la paix et à protéger l’ordre international fondé sur des règles. M. Stoltenberg, a expliqué que la Chine jouait un rôle déterminant dans la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine et, dans la déclaration finale, a indiqué que le partenariat stratégique entre Moscou et Pékin « [suscitait] de profondes préoccupations ».
Dans un contexte parsemé d’incertitudes, l’OTAN a célébré ce Sommet sur fond de vives tensions coordonnant l’exercice militaire « Steadfast Defender » d’ampleur exceptionnelle, qui s’est déroulé du mois de février au mois de mai 2024 dans l’aire des pays baltes et de la Pologne et qualifié de « dissuasif ». Un exercice conçu pour l’hypothèse d’un scénario du pire, qui a pour but, aux jeux des planificateurs occidentaux, d’adresser un message fort au Kremlin, soupçonné de préparer un plan de conquête de l’Europe centrale et du Nord, jugé inacceptable par les pays européens, l’OTAN et les États-Unis. Selon cette vulgate, l’Europe et l’Occident doivent à tout prix l’empêcher ! « La Russie ne doit pas vaincre ! » a dit Macron et ne doit pas s’établir un nouvel équilibre de puissance en Europe et dans le monde.
La Première Guerre froide et la diplomatie de Kissinger quant à l’option Beijing – Moscou
C’est le même défi auquel s’était consacré H.Kissinger tout au long des années 70, qui avait consisté en revanche à préserver les intérêts bien compris de l’Amérique, tout en évitant une confrontation directe et nucléaire avec Moscou. À cette fin, la diplomatie de Kissinger eut pour but d’ouvrir une brèche entre Moscou et Beijing, offrant à Washington de nouvelles capacités d’action, contrairement au 75e anniversaire de l’OTAN, qui s’est conclu par une provocation évidente à Poutine. En effet l’adoption du principe d’irréversibilité dans l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN se heurte à la charte de l’Atlantique Nord, qui statue de la non-recevabilité d’un pays dont la belligérance avec un autre engage la solidarité globale de l’Alliance.
En ce qui concerne la définition de la tactique et de la stratégie vis-à-vis de Moscou, les divergences d’appréciation entre l’Europe et les États-Unis n’ont pas interdit une « posture défensive » entre Beijing et Moscou, allant jusqu’à un « partenariat sans limites » entre les deux puissances eurasiennes, couronnées d’un rapprochement des BRICS et du Sud global. Et enfin l’idée de pérenniser l’aide financière de l’UE à Kiev, pour un montant de 50 milliards d’euros (sur les 85 accordés depuis février 2022), sans parvenir à influer sur le cours de la confrontation sur le terrain et sans résultats visibles, ne peut être compris par les opinions et la démocratie américaines, soumise au triple diktat, du manichéisme, du court-termisme et de l’aléa des élections de novembre. Ainsi l’éloignement de la diplomatie et du dialogue correspond à une régression de la situation internationale, qui revient à une ère d’affrontement, après une ère de négociations. Cela rappelle, la divergence stratégique entre Kissinger et Brzezinski de la Première Guerre froide. D’abord et premièrement que le principe de l’équilibre des forces n’a pas été adopté par les pères fondateurs de l’Europe intégrée et que l’Europe renaissante était elle-même porteuse du principe opposé, celui de la monarchie universelle de la paix ou de la pacification des conflits par le dialogue, mais à partir d’une Europe désarmée prise comme exemple.
Principe de l’équilibre ou “Roll-Back” ? Kissinger ou Brzezinski ?
Tout autre la « Power Politics » anglo-saxonne, vers laquelle se réoriente aujourd’hui l’Europe de l’ancienne Match Weltpolitik et à laquelle se formèrent les deux « européens » Kissinger et Brzezinski. Si H. Kissinger avait assumé le bras de fer de la guerre froide en termes de rapports de forces et d’équilibres stratégiques, Brzezinski jugeait le monde et l’échiquier des pays de l’Est en termes de traditions religieuses et de sentiments collectifs et donc de la lutte éternelle du Bien et du Mal, qui est à la fois séculaire et intemporelle. Nous dirions plus pertinemment que cet échiquier, au-delà des idéologies transitoires, disposait d’un grand enracinement dans la culture historique. Ainsi l’option de faire reculer « l’Empire du Mal » ou la stratégie du « Roll Back », ne pouvait comporter l’illusion d’une fin immédiate et prévisible de la dialectique historique (la fin de l’histoire de F.Fukuyama). La pérennité de la lutte contre le Mal (le satanisme de la post- modernité) ne peut être assurée aujourd’hui par une lecture de l’arbre du Christianisme primitif à la A.Douguine, mais par une conception approfondie de l’hégémonie culturelle de l’Occident. Ayant accumulé une masse d’information sur l’adversaire et sa doctrine, en sa fonction de directeur de l’université de la « guerre froide », « le Center for International Affaires » de Harvard, Brzezinski élabora une lecture différente de la « politique de l’endiguement » de G.Kennan et plus subtil de celle de Kissinger, fondée sur l’idée d’un « Occident kidnappé » par Staline à Yalta, un peu comme l’Ukraine le serait aujourd’hui par Poutine, car le fil conducteur des conceptions théoriques de Brzezinski était fondé sur la force du sentiment national des républiques de l’Europe de l’Est, déchiquetées par le rouleau compresseur du totalitarisme rouge et caucasien, qui justifiait et sanctifiait l’idée de résistance de leurs peuples. En ce sens la bataille contre l’Union soviétique a été aussi et surtout une bataille des idées et de grandes conceptions du monde.
La Deuxième Guerre froide, l’OTAN et le « révisionnisme planétaire »
Dans la dernière vague d’un processus de décolonisation inachevé, l’OTAN est à la peine dans son réductionnisme stratégico – militaire, réduite à la politique des armements et des technologies militaires intelligentes, à sa lecture géostratégique de la conjoncture et à la caractéristique capitale de cette conjoncture, celle d’un « révisionnisme planétaire » généralisé, y compris nucléaire. La Deuxième Guerre froide, qui est chaude un peu partout dans le monde, est redevenue à la surface en Europe et angoisse en particulier les opinions des pays baltes et de la Pologne plus exposés aux démonstrations militaires, en mobilisant le but des intentions, à défaut du calcul des forces. À la différence de la signification dissuasive des années 60/70, la guerre nucléaire n’interdit plus la guerre conventionnelle, mais s’inscrit dans celle-ci, pour l’heure en théorie, comme un de ces paliers, pour aboutir à une désescalade, après une montée aux extrêmes aux seuils inexpérimentés. Elle apparaît justifiée par la théorie des dominos, de conception américaine, qui avait dominé les esprits à l’époque du Vietnam et des guerres du Sud-est asiatique. Suivant ce raisonnement, la chute d’un pays dans le camp communiste, aurait entraîné celle de ses voisins proches, soumis à cette menace et, depuis 1954, l’Indonésie, la Malaisie et la Thaïlande. Elle s’appliquerait aujourd’hui, par une sorte d’analogie contraignante, aux hypothèses de conflits envisageables en Europe, pour le cas d’une victoire russe en Ukraine. Elle s’insinue de toute manière à l’Ouest et à l’Est, influant sur les déclarations de responsables divers, comme parties intégrantes de raisonnements systémiques et de révisions doctrinales dissuasives (Karaganov, Medvedev, etc.). L’abaissement du seuil d’utilisation des armes nucléaires aurait pour fonction, selon Karaganov, de rétablir la prévention des guerres conventionnelles à grande échelle et, du point de vue de politique internationale de diminuer le rôle hégémonique des États-Unis, agissant sous le parapluie nucléaire. Par ailleurs, il serait difficile de maintenir l’engagement américain en Europe pour se consacrer à l’Asie du Sud-Est et à l’Indo-Pacifique, car le désengagement d’une région implique logiquement celui d’une autre et donc l’abandon de Zelensky entraînerait la chute des pays baltes et de la Pologne. Le choix n’est donc qu’entre un affrontement local et un éventuel désengagement général. C’est, semble-t-il, la position d’alignement de Macron et de la France.
Le coup de poker de Macron à l’approche de la tempête
En clair le coup de poker de Macron, consistant à avoir formulé l’hypothèse d’un engagement français au sol, aurait pour but de redistribuer les cartes au sein de l’Alliance et de mettre la France au cœur du positionnement général, poussant la Russie contre l’Allemagne et promouvant la France en protectrice des pays de l’Est et, en particulier, de la Roumanie. Puisque la diplomatie est, selon Bismarck, la construction d’alliances, le profil bismarckien du président français ferait bénéficier à Paris, dans la nouvelle configuration européenne, de l’appui déclaré de la politique polonaise, atlantiste, révisionniste et russophobe. L’instinct et le jugement du Leader jouent ici un rôle capital, que Macron parviendrait à assumer en premier, vis – à – vis des autres Leaders européens, à l’approche de la tempête. « C’est quand le balancier oscille et les enjeux sont noyés dans la brume, que se présente l’occasion de prendre des décisions propres à changer le monde ! » (W.Churchill in – L’orage approche-1949). Or l’engagement du président français afin que la Russie ne gagne pas, a des marges de réussite assez étroites à l’échelle mondiale et, sous ce profil, Macron se rapproche davantage de la figure énigmatique de Talleyrand, que d’un épigone de Bismarck, « l’honnête courtier » des manœuvres hégémoniques de l’Allemagne montante du XIXe.
Macron, un Talleyrand sans maître
Dans le ballet des présidents à la cour transatlantique de l’OTAN, le jeune prince Macron, d’une audace qui frôle l’inconscience pour avoir voulu s’élever au-dessus de la politique politicienne, peut – il être comparé, dans une rétrospective complaisante et sans déshonneur pour le convenu involontaire, au Prince de Talleyrand-Périgord, diplomate et maître en opportunisme ? N’est-il pas suspect comme son prédécesseur d’avoir été l’observateur lucide et farouchement haï des forces profondes de la France et de l’Europe de son temps ? Diable et serpent dans une période d’accélération et de retournements historiques, conscient de vivre dans un monde inclassable et post-démocratique, Macron n’a -t-il pas compris avant les autres, que la fin de l’unipolarisme américain était aussi la fin des vieilles légitimités de vasselage en Europe et dans le monde, en se pavoisant, en précurseur de l’indépendance politique et de l’autonomie stratégique du continent ? Une autonomie stratégique, alliant le binôme déséquilibré franco-allemand à prépondérance allemande et à suprématie politico-diplomatique française, aux autres puissances européennes de l’UE et de l’OTAN, reformées et capables de jouer le rôle d’auxiliaires en cas de conflit. Selon une autre lecture, Macron n’aurait jamais trahi, mais abandonné à leur sort des alliances et des régimes déjà condamnés, en réalité moribonds et prêts à couler. Macron dans la cour des « Grands » mondiaux n’a jamais voulu abandonner le gouvernail du galion de l’empire européen, en corsaire de grande aventure. Une fois perdue toute notion de communauté de destin d’abord avec la Grande-Bretagne et ensuite avec l’Allemagne, ses revirements internes (élections européennes et nationales) ont été l’avant-goût d’un menu empoisonné, vite servi à la Russie, à l’Amérique et à la Françafrique.
Les deux modèles de sécurité de la Première Guerre froide. Rapport de forces et légitimité
L’Europe eut-elle des modèles de légitimité hérités du concert européen du XIXe après la Deuxième Guerre mondiale, qui puissent expliquer le « révisionnisme » généralisé du système international actuel et que l’on puisse emprunter en dernier ressort, pour rééquilibrer les tensions conflictuelles d’aujourd’hui ? De manière très simplifiée peut-on établir un parallélisme principal entre Metternich et Brzezinski d’une part et Bismarck et Kissinger de l’autre, pour ce qui est de vision de la sécurité européenne et des alliances à mettre en œuvre pour l’atteindre. Si Metternich avait réussi à concilier au Congrès de Vienne (1815) par une sorte de multilatéralisme anticipateur, le principe de légitimité (antirévolutionnaire et dynastique) et la logique de l’équilibre (ou des rapports des forces pures) entre la Prusse, l’Autriche, et l’Empire des Tsars, Bismarck, maître de la diplomatie de l’intérêt national et de l’égoïsme étatique, sape le multilatéralisme du Congrès de Vienne qui maintenait la Prusse dans une condition d’infériorité vis-à-vis de l’Autriche, créant un système d’alliances adverses et donc une sorte d’unipolarisme hégémonique autour de la Prusse, qui nourrira une hostilité conjointe et contradictoire entre la Russie, la France et la Grande-Bretagne. Bref un réseau de partenaires, préservant l’isolement volontaire de Berlin vis à vis du cauchemar des coalitions hostiles ; Kissinger, en héritier du réalisme européen a-t-il réinterprété au profit de l’Amérique le modèle d’intégration de l’Union soviétique dans le système international, qui fut celui de la France post-révolutionnaire du Congrès de Vienne, tout en pratiquant une ingérence permanente dans les affaires intérieures d’autres acteurs de la vie internationale ? L’Europe postsoviétique, orpheline de ces grands faiseurs d’histoire, n’a – t – elle pas parsemées de ses modèles et de ses principes dans la diplomatie russe, celle qui, à travers la démocratisation de la « perestroïka » et de la « glasnost », prélude à la dislocation de l’Union soviétique et au révisionnisme de la situation actuelle en Ukraine, celle d’une absence de frontières pour Moscou entre influence et contrainte et du dilemme occidental entre « grande négociation ou grande confrontation » ? .
La dislocation de l’Union soviétique, la chute de l’ordre bipolaire et le précédent du Kosovo
Avec la chute de l’URSS et de l’ordre bipolaire, une vue large et raisonnable de la compétition internationale avait conçu la préservation de l’ordre de sécurité européen à l’intérieur de l’alliance atlantique, qui avait été conçue pour l’endiguer. À cette fin et dans le cadre d’un Acte fondateur avait été créé en 1997 un « Conseil Conjoint permanent Otan-Russie », sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelles entre la Fédération russe et l’Alliance Atlantique. Sans avoir la force juridique d’un traité, cet Acte fondateur, fit naître une nouvelle architecture sécuritaire en Europe, paritaire et inclusive et les deux parties ne se considérèrent plus comme des adversaires, mais comme des partenaires. L’équilibre des forces sur le continent semblait avoir acquis une légitimité démocratique et diplomatique, mais le conflit du Kosovo et son règlement unilatéral ainsi que le bombardement de Belgrade, en dehors de tout mandat des Nations Unies, mit en sommeil cette ouverture institutionnelle et redéfinit les équilibres diplomatiques du continent, affaiblissant l’Europe face à la Russie, en la plaçant toutefois sous la houlette des États-Unis. De dégradation en dégradation, autrement dit de la Libye à la Syrie et au Moyen-Orient, dans les prises de position sur le conflit ukrainien, Macron aurait pu jouer un rôle en la création d’un climat de confiance en Europe, conformément aux intérêts de sécurité du continent et à ceux bien compris de la France, mais il brisa la vieille entente avec la Russie qui avait sauvé autrefois la France de l’asservissement et de la vassalisation idéologique.
Glasnost et Perestroïka, nouvelle pensée et nouvelle démocratie
Pour qu’une conception partagée de la sécurité s’instaure dans les relations internationales et qu’une coexistence pacifique s’installe de manière durable dans les rapports de compétition permanents entre les États, quelques concepts à portée universelle doivent être adoptés dans le comportement politique : l’indépendance nationale, la non-ingérence, le respect de la souveraineté et la non-agression. Or, après la chute de l’Union soviétique et la renonciation à la doctrine de la « souveraineté limitée » de Brezhnev, promue par la « nouvelle pensée », la « Perestroïka » (refondation) et la « Glasnost » (ouverture) de Gorbatchev, entre 1984 et 1985, disparaît du vocabulaire la notion « d’ennemi », remplacée par celle de partenaire et l’accent des relations internationales porta sur le domaine de la « nouvelle diplomatie », qui est à la base de la « démocratisation » et de la coopération et qui inaugure une une période de dégel des relations russo-américaines avec Schultz, comme Secrétaire d’État et R.Reagan, comme président. Dégel ou rupture que le couple D.Vance et D.Tump a promis de reprendre, s’ils sont élus en novembre prochain.
L’Occident « privé d’ennemi », Gorbatchev et Shevardnadze
Cependant à l’aube de 1990, les conservateurs du parti soviétique reprirent l’initiative par la relance du concept « d’ennemi principal » vis-à-vis de l’Amérique et les durs du KGB et du GRU, hostiles à la revendication d’indépendance des pays baltes (Lituanie, Estonie, Lettonie) du Caucase (Arménie et Géorgie), puis d’Ukraine, et contrastèrent vainement les évènements par un coup d’État avorté. Cette indépendance sera consacrée en décembre 1991, par la création à Minsk, à l’initiative d’Eltsine, de la Communauté des États – Indépendants (CEI) composé de Russie, Biélorussie et Ukraine, qui mit un terme à l’existence de l’URSS et au processus historique débuté en 1917 avec la révolution d’Octobre. Certains souhaitent-ils redoubler cette expérience avec le poutinisme et susciter au sein du pouvoir un coup d’État, ou une subversion opportune ? Aujourd’hui les durs sont-ils à l’Est ou à l’Ouest ?
La Russie de S. Lavrov, en quête éternelle de sécurité et de statut
Déjà Primakov, le vrai maître de S.Lavrov, le « Kissinger » russe, avait établi que, dans la recherche d’un nouveau paysage stratégique, la mise en place d’un monde multipolaire était l’équation géopolitique plus favorable à l’immense Russie eurasienne, en position centrale dans le monde et qu’un glacis était indispensable au partage des sphères d’influence dans la cosmopole postsoviétique décomposée. L’inscription dans ce dessein des BRICS et une étroite coopération trilatérale avec l’Inde et la Chine rendrait l’alliance de l’Ours et du Dragon capable de résister aux étreintes du boa occidental et de la force du serpent des océans des pays du Rimland. C’est dans ce moule que S.Lavrov a mûri sa conception du système mondial. Ainsi, dans l’émergence d’un Sud global, il voit la poursuite de la deuxième vague du processus de décolonisation, destinée à envelopper l’Asie et l’Afrique et à remonter vers l’Europe. Le contentieux avec l’Occident collectif à propos de l’Ukraine et des révolutions de couleur ou encore les évènements de la place Maîdan, ne lui font guère oublier que la relation avec les États-Unis demeure au centre des préoccupations de la Russie, dans la perspective de bâtir un ordre mondial plus stable et qu’une négociation diplomatique est peut-être la solution plus avisée à ce conflit régional.
A.Douguine, l’Occident et l’alliance de l’identité et de la foi
C’est dans une perspective eschatologique, messianique et civilisationnelle que se cache le délire nationaliste et anti-occidental d’A. Douguine, chantre de la multipolarité, oubliant d’un seul coup Platon et la philosophie grecque et investie par la flamme du Bien contre l’univers de Lucifer et l’esprit du Mal absolu de l’Occident. Réduisant toute logique stratégique et tout rapport de forces aux perversions post-modernes et nous faisant oublier la fin de l’âge idéologique datée des années 70, il nous replonge dans une sorte de révisionnisme idéologique revendiqué, pour qui l’esprit de croisade prévaut sur le risque nucléaire et l’irresponsabilité des convictions extrêmes sur l’apocalypse planétaire. Douguine repère dans l’histoire russe une source autonome de civilisation, distincte et opposée à la civilisation chrétienne et occidentale, et de cette filiation ferait partie l’Ukraine, dont l’annexion ne constitue guère une injustice historique comparable à celle de l’Alsace – Moselle pour la France après la défaite de Sédan (1871) et la proclamation de l’Empire allemand dans le salon des glaces de Versailles. Le révisionnisme plus débridé, déborde ici largement du seul aspect diplomatique et exhibe la décomposition de l’hégémonie historique, qui s’est exercée sur la Russie, tout au long de dix siècles. En assignant des rôles de combat au monde russe dans le contexte de la multipolarité, la première tâche serait « d’achever l’éradication de l’occidentalisme et du familialisme amoral, visant à mettre un terme à toute métaphysique et la deuxième en se consacrant à la création de l’avenir russe. La Russie ajoute-t-il a désormais une idéologie : les valeurs traditionnelles et les lumières historiques… et notre idéologie est l’édification de la nouvelle Jérusalem... et c’est dans le futur et donc dans l’éternel ». C’est l’alliance de l’identité et de la foi (du monde russe), opposée à l’alliance contradictoire des individualismes étatiques et des égoïsmes irréductibles des pays sacrilèges de l’Ouest.
Révisionnisme, anti-hégémonisme et révolution
L’une des causes des multiples tensions du monde actuel est la remise en cause des règles définies par d’autres, des conditions établies et jamais volontairement acceptées. Ainsi la conscience active de vouloir réécrire l’histoire, en ses fondements doctrinaux, pour ce qui concerne les idéologies politiques (marxisme, libéralisme) ou dans les accords établis, mais tenus pour dépassés (Yalta), cette conscience est l’un des aspects du révisionnisme, qui est aujourd’hui planétaire et qui se veut totalisant et anti-hégémonique. Puisque l’hégémonisme d’une civilisation, d’une culture et d’un ensemble de pays fait partie des données incontestables de l’histoire, comme dans le cas de l’Occident collectif, une certaine idée de la stabilité, de la coopération, des régimes politiques et des formes d’États, constitue le fond de la revendication incontournable du processus de révision des mœurs, des traditions et des us en cours dans le monde. Cependant cette revendication, liée à l’identité ethnique et à des nationalismes divers, mais aussi aux frustrations et revanches de révoltés, cette revendication renvoie à la coexistence conflictuelle du passé et du présent et dépasse la sphère des idées pour remettre en cause les structures de pouvoir, d’autorité et d’influence des sociétés existantes et de leurs conceptions du monde. Or, sur la ligne de front du révisionnisme étatique se situe les pays et les nations qui luttent pour une « autre » hégémonie et, implicitement, pour un autre type de leadership et de modèle de société, pour ces pays et pour ces peuples la catégorie centrale du révisionnisme est l’anti -hégémonisme et cette notion remplace la notion – mythe de révolution, comme changement radical de légitimité, de régime, et de société. En matière de relations internationales, elle remplace la distinction de puissances satisfaites et puissances insatisfaites. En ce sens, le révisionnisme n’est que le « Cahier de doléances » des puissances à la dérive, dominées ou colonisées (agents de l’ennemi, de l’étranger, complotistes, etc.) Le concept de révisionnisme, appliqué à la théorie de l’histoire et à la conjoncture actuelle est le préambule d’une transition d’allégeances à un projet géopolitique qui n’a pas encore fait ses épreuves.
Hégémonie et système international
Du point de vue historique, une interprétation des fondements des systèmes internationaux exige d’avoir un point de gravité théorique dans le concept d’hégémonie comme champ des transformations profondes d’une époque et de l’ensemble du processus historique. En effet, l’hégémonie marque l’identité d’un système, qui est l’englobant général de son pouvoir ainsi que de son champ d’autorité et d’influence, bref, de sa civilisation. Parties intégrantes de la dialectique historique, l’hégémonie et la lutte hégémonique constituent l’empreinte d’une ère de développement ou de lutte, conduites par une classe ou un peuple-nation éclaireurs et guides. À ce sujet R.Gilpin, théoricien américain de la stabilité hégémonique soutient la thèse selon laquelle chaque système comporterait une hégémonie exclusive et marquante, personnifiée par un acteur historique dominant. Cette hégémonie aurait des caractéristiques récurrentes, d’émergence, apogée et déclin, dont abondent les exemples ; Rome pour la Méditerranée et le monde antique, l’Espagne pour « el siglo de oro », le XVIe la France pour le « le Grand Siècle », le XVIIIe, la Grande-Bretagne pour le XIXe et la grandeur victorienne, les États-Unis pour le XXe et la « Démocratie impériale ». Ces unités politiques, villes – États ou empires civilisationnels ne tolèrent pas la dualité des pouvoirs et ne conçoivent que l’unicité exclusive des toutes les expressions de l’autorité et du commandement, civil et militaire. Aujourd’hui comme hier l’hégémonisme (ou unipolarisme) sauvegarde la stabilité que le multipolarisme remet en cause dans une dialectique aléatoire et imprévisible. Dans les périodes de multipolarisme tous les facteurs de stabilité et d’intégration normative (ordres, institutions, statuts et valeurs) sont contestés et l’affrontement rendu finalement inévitable. Se pose alors la question de savoir si l’enjeu du recours à la force aura pour objet le système lui-même ou si la menace à la stabilité vise une amélioration de statuts au sein la hiérarchie établie « dans » le cadre du système existant. Le problème de « l’alternative de système » se posait déjà à l’époque de la bipolarité, mais sous un aspect économico- politique (capitalisme-socialisme), tandis que l’enjeu du changement de la multipolarité actuelle vise explicitement le système, en son aspect global, politico-civilisationnel et historique (Orient – Occident, nord-sud).
Le troisième âge nucléaire, le problème du seuil et la stratégie intégrale de Poirier
L’impossibilité d’aborder les domaines de l’affrontement de manière cloisonnée et les hypothèses d’action simultanées et imbriquées ont conduit à des révisions stratégiques et tactiques de la part des grandes puissances. C’est dans la perspective d’une évolution du nucléaire en trois périodes que la question de la dissuasion doit être analysée et comprise. Le premier âge a été marqué par la bipolarité, la confrontation entre deux superpuissances, l’équilibre de la terreur (MAD. destruction mutuelle assurée) et la stabilité stratégique. Le deuxième fut celui des espoirs de désarmement, nés de la guerre froide et achevé à la fin des années 1990, avec les crises de la prolifération. Le troisième a été une combinaison de logiques de puissance, de développement de moyens conventionnels offensifs et un rééquilibrage des capacités nucléaires, qui impose l’obligation de mieux combiner dissuasion nucléaire et forces conventionnelles. Puisque la réalité du monde doit être prise en compte sous le prisme des rapports de forces politiques, diplomatiques, militaires et culturelles, sans oublier l’économique et le scientifique, le sujet du révisionnisme, déterminant de l’action de pilotage de cet ensemble de forces est l’action du politique. Or le débat en cours sur la révision stratégique du nucléaire concerne en réalité toutes les actions conduites « sous le seuil » de l’emploi de la force et exige le recours à des stratégies intégrales (L.Poirier), puisque la guerre, en tant qu’activité humaine, est hybride par nature. Le point de la situation nous oblige à revenir sur le politique, qui doit évaluer du moment et de la gravité d’intervention du nucléaire, marquant l’échec de la dissuasion. Ce moment et cette décision représentent donc un « seuil », au-dessous duquel la puissance nucléaire jugera gérable un conflit de haute intensité par des moyens conventionnels. Élever ou baisser ce seuil désigne donc la nature de la réplique à une agression ou encore une posture défensive ou offensive en politique étrangère. La modification de ce seuil, impliquant ambiguïté, incertitude et risque est donc, à proprement dire, un « révisionnisme stratégique » dont la gravité donne la mesure du danger du moment historique et de la conjoncture internationale.
Dissuasion, nucléaire tactique et escalade
Si le révisionnisme s’exprime de plus en plus dans le troisième âge nucléaire, comme volonté de remise en cause de l’ordre mondial, suite à l’entrée de nouveaux acteurs dans le jeu de la rivalité sino-américaine, le domaine du nucléaire évolue vers une plus grande incertitude, conflictualité et complexité. En effet augmente considérablement, suite à la guerre d’Ukraine, la perception de la menace d’emploi du nucléaire tactique et du recours éventuel à celui-ci en termes de communication (gesticulation dissuasive) et de diplomatie coercitive (compétence visant à modifier le statu quo, Th.Schelling). Le débat sur l’efficacité de la dissuasion est ainsi relancé et ses concepts – clé revisités, investissant tous les étages de sa structure cognitive et opérationnelle. L’occasion en est le conflit en cours en Europe, la troisième guerre mondiale éventuelle, la géopolitique des grands espaces et la stratégie militaire opérationnelle dans les différents théâtres de conflits. Commençons par l’Ukraine et l’Europe. Dans une déclaration de février 2022, le président Poutine invita les Occidentaux à ne pas franchir les « lignes rouges » (non définies), en faisant recours à l’indétermination stratégique et à l’ambiguïté des intentions. Il annonça à la télévision russe « mettre les forces de dissuasion de l’armée en régime spécial d’alerte au combat ». L’ombre du nucléaire existe ainsi virtuellement depuis le début du conflit et il s’agit d’une intimidation visant à dissuader l’opinion publique occidentale de soutenir ultérieurement la fourniture d’armes à l’Ukraine. Cette intimidation s’inscrit dans un contexte risqué, où les règles du jeu sont en train d’être révisées et où la grammaire de l’escalade pourrait ne plus être maîtrisée du côté russe et du côté OTAN. Mais escalade pour quel type de guerre ? Cet affrontement armé peut-il se limiter au terrain conventionnel, ou dériver vers le nucléaire ? La dissuasion, qui est un simple prolongement du conventionnel, selon les Américains, constitue une rupture et un changement de nature pour les Européens. La question plus pertinente du débat sur l’escalade porte en fait sur la finalité de la guerre (zweck) et sur l’antinomie d’intérêts et de buts qui concernent la remise en cause de l’ordre européen ou de l’ordre mondial. Or, la signification essentielle d’une escalade stratégique ne peut porter que sur l’atteinte à l’être national et à la défense des intérêts vitaux de la nation. Pour mieux préciser, trois conditions pourraient justifier des frappes nucléaires de la part de la Russie :
— la réponse à une agression de la Russie et de ses alliés par des armes nucléaires de destruction massive ;
— la réponse à une agression conventionnelle de la Russie et de ses alliés, menaçant l’existence de l’État ;
— des risques d’escalade nucléaire avec les puissances nucléaires de l’Occident (États-Unis, Grand-Bretagne, France).
Cependant il existe plusieurs niveaux de dissuasion et différents types d’escalades selon le but de guerre, à partir du niveau le plus élevé, celui du système interétatique dont la « fin » est l’hégémonie politico-civilisationnelle d’une époque historique, comportant une guerre totale et absolue entre pôles en compétition. Dans ce cas l’escalade exercera ses effets sur les trois niveaux de la polarité (regroupement unitaire d’un ensemble géopolitique), le niveau tactique, stratégique et systémique, Signalons que l’interdépendance des niveaux constitue une inconnue complémentaire pour les calculs de rationalité stratégique. Quant au jugement concernant les décisions à prendre sur la poursuite des combats ou sur l’ouverture des négociations, l’évaluation du choix dépend de l’assurance en sa propre supériorité et simultanément en la faiblesse morale et politique de l’adversaire. En l’état actuel, pouvons-nous savoir d’avance dans quel camp se trouvent le sentiment de supériorité (Ukraine ou Russie), ainsi que l’état de faiblesse morale et politique (États-Unis ou Union européenne) ?
En réponse aux « menaces occidentales » d’accroître le volume et la sélectivité du soutien militaire à Kiev et d’abaisser « le seuil d’utilisation des armes nucléaires », le ministère russe de la Défense a décidé de promouvoir « la première étape des exercices (…) sur la préparation à l’emploi d’armement nucléaire non stratégique (21 mars 2024). Cependant une rupture du tabou nucléaire en Ukraine de la part de la Russie apparaît pour l'heure peu probable, car sous la tutelle du nucléaire est exclue une défaite politico-militaire des forces conventionnelles.
Moscou et le tabou du nucléaire
Or, ce danger est apparu avec l’émergence et le développement du conflit ukrainien et implique une modification radicale des répercussions, européennes et mondiales du conflit. Il indique, dans les spéculations de politique étrangère, le degré de proximité d’une troisième guerre mondiale et, dès lors, les mesures ou décisions pour la prévenir ou pour y intervenir et combattre. Deux personnalités y ont développé l’analyse de ce danger, avec des arguments et des objectifs différents, l’américain Robert Kagan, en février 2017 et Viktor Orban, Premier ministre hongrois le 11 août 2024 ; révisionnisme systémique et stratégique dans le premier cas et révisionnisme politique et institutionnel dans le deuxième. Dans les deux cas, une vision du monde divergente et critique. La remise en cause de l’ordre européen et mondial fait-elle de la Russie une puissance révisionniste intégrale ? Il a été remarqué que la Russie ne semble pas représenter un État révisionniste typique, mais une entité politique à révisionnisme faible, limité par son économie et par sa perte de vitesse dans la compétition technologique mondiale. L’absence de mention dans la doctrine nucléaire russe des capacités chinoises comme menaces potentielles est expliquée en revanche par sa performance politique, par sa promotion d’une stratégie eurasienne et par un partenariat sino-russe, dans une perspective historique extrêmement dangereux. Parmi les atouts de Moscou on remarquera une utilisation accrue des capacités nucléaires à des fins politiques, rendue possible par une modernisation constante de son arsenal, dans ses deux composantes, stratégiques et non stratégiques, permettant une plus grande liberté d’action et une projection améliorée des forces, autorisées par un talent hors pair, consistant à prendre des risques jugés inacceptables par les États-Unis et l’OTAN.