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Bouleversement des puissances et déclin occidental, l'analyse de Raphaël Chauvancy




Publié par Lauria Zenou le 15 Avril 2021

Officier supérieur des Troupes de marine, Raphaël Chauvancy est chargé du module des stratégies de puissances de l’Ecole de Guerre Economique. Spécialiste des enjeux de puissance, il concentre ses recherches sur les nouvelles problématiques qui émergent en temps de guerre et de tensions. Dans son ouvrage, « Les Nouveaux Visages de la Guerre », Raphaël Chauvancy recherche et analyse les stratégies à mettre en place dans ces rapports de force. Il a accepté de décrypter avec nous l’attitude des grandes puissances confrontées à un monde en mutation.



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Dans votre ouvrage, vous évoquez la figure du guerrier. Sans cette incarnation de détermination et d’engagement chez nos représentants, l’Europe est-elle condamnée à subir l’ascendant de ses rivaux ?

Les Européens se sont malheureusement arrêtés aux années 1990 et aux théories de la « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama ou de « l’impuissance de la puissance » de Bertrand Badie. Ils rêvent plus ou moins consciemment de geler la situation tant qu’elle ne leur est pas trop défavorable pour profiter sans crainte de leur relative prospérité. Or le monde réarme et s’est remis en marche. L’histoire suit son cours. La Chine affiche ses ambitions, la Russie refuse de s’effacer et des puissances secondaires comme la Turquie s’affirment de manière décomplexée comme des acteurs régionaux incontournables. Le contexte de guerres systémiques qui structure dorénavant les relations internationales ne permet plus aux populations civiles de se tenir à l’écart. Les nouveaux affrontements ne se limitent plus à la dimension militaire, mais ils opposent les sociétés elles-mêmes. Le but n’est plus tant la destruction par les armes de l’adversaire que sa dislocation par décomposition interne.
 
Les Britanniques ont remarquablement décrypté cette nouvelle situation dans leur dernière revue stratégique. Ainsi leur gouvernement a-t-il pris acte que leurs adversaires cherchaient à « saper leur cohésion, à éroder leurs capacités de résilience économique, politique et sociale[1] » et à « briser leur volonté[2]» par des moyens autres que le feu. Ce constat sans tabou et sans appel révèle la qualité de l’armement moral d’une part significative des élites du royaume.
 
On ne saurait en dire autant de l’Europe continentale qui idéalise la passivité et valorise la figure de la victime, ce qui est le plus sûr moyen d’en devenir une. Les Français eux-mêmes ne sont pas exempts de ce travers. Le traitement réservé au bicentenaire de la mort de Napoléon en est l’illustration. Si l’empereur demeure critiquable sous plusieurs aspects, il incarne par excellence les vertus guerrières qui nous font tant défaut aujourd’hui, non pas pour envahir nos voisins, mais pour défendre l’avenir de nos enfants et d’une conception de l’homme libre qui nous est chère.
 
Le temps des dirigeants techniciens est révolu. Nos entreprises, notre administration, notre démocratie ont besoin de chefs qui soient des combattants pour se revitaliser et retrouver des perspectives stratégiques. Une société faible ou fragile est appelée à la dislocation dans les guerres couvertes contemporaines. Le réarmement intellectuel et moral est donc l’affaire de l’ensemble du corps des citoyens. Il implique de cultiver des vertus comme le courage, l’audace, la détermination, le sens de la responsabilité et de l’action collective qui procurent un véritable « supplément d’âme », selon les mots du général Bosser.
 

Croyez-vous que dans le monde actuel, les pays occidentaux aient la volonté nécessaire à la lutte contre leur déclin ?

Tout dépend de ce que l’on entend par « occidentaux » puisque ce concept flou, forgé par les Américains pendant la Guerre Froide pour justifier la mise sous tutelle de leurs alliés, désigne aussi bien les puissances anglo-saxonnes dominantes que leurs protectorats européens. Les Anglo-saxons, Américains et Britanniques en tête, ont pris conscience de la fragilité de leur condominium mondial face aux remises en cause de nouveaux compétiteurs. La transition du président Trump au président Biden n’a, par exemple, rien changé à la volonté américaine de contrer la montée en puissance de la Chine. De leur côté, les Britanniques reviennent à une politique ambitieuse à travers le projet global Britain ; le déploiement d’un groupe aéronaval à l’Est de Suez et l’augmentation de 40 % du nombre de leurs têtes nucléaires révèlent leur volonté de se maintenir parmi les grands de ce monde.
 
À l’inverse, les Européens vivent sous protectorat américain et s’en contentent. Incapables d’assurer leur propre sécurité, ils ont renoncé à prendre leur destin en main. Pour parler clairement, ils ont fait le deuil de leur liberté collective et se satisfont de vivre dans des États de droit et de bénéficier d’un niveau de vie appréciable. On peut douter de la volonté d’enrayer leur déclin de la part de peuples pour lesquels la liberté est devenue une valeur secondaire.
 
Le cas des Français est à part. Leur culture et leurs intérêts stratégiques ne se confondent pas avec ceux des Anglo-saxons ; aussi cherchent-ils une voie alternative pour maintenir leur place dans le monde. Ils n’ont plus la force – ou le courage, de mener une politique gaullienne. Parallèlement, ils sont seuls à vouloir du projet d’Europe-puissance. Il en résulte une tension entre une aspiration réelle à maintenir leur rang et une vision stratégique erratique entre velléités d’indépendance nationale et aspirations supranationales dans le cadre de l’UE. Alors que l’établissement d’un nouvel ordre mondial lui offre des opportunités, il n’est pas exclu que la France ne sache pas les saisir et en soit une des grandes perdantes.
 

L’argument selon lequel la puissance s’exerce avec mesure est-il toujours valable face à un ennemi dont les moyens d’action sont bien trop importants ?

Pour être franc, la puissance ne s’exerce pas toujours avec mesure. En revanche, lorsqu’elle cède aux sirènes de ce que les Grecs appelaient l’hybris, elle creuse son propre tombeau. Si un État abuse de sa position dominante ou de sa force, il fédère les oppositions d’une part. D’autre part, il prend le risque de la surextension et offre des espaces de manœuvre à ses rivaux. C’est pourquoi l’impérialisme débridé est l’antithèse des politiques d’accroissement de puissance menées de manière réaliste dans une perspective à long terme.
 
La clef d’une puissance durable consiste à la réserver pour l’accroître progressivement et mécaniquement. Si la puissance doit parfois se déployer pour se maintenir, tout déploiement inutile revient à dilapider un capital précieux.
 
Face à des ennemis plus nombreux et plus riches, la solution réside dans une meilleure appréhension des rapports des forces, une analyse poussée des contradictions internes de l’adversaire et dans la définition d’objectifs stratégiques ambitieux, mais soutenables. Nous devons gagner en agilité et prendre l’ascendant dans le domaine cognitif, le seul où nous puissions bénéficier d’un avantage comparatif – pour combien de temps ?

Selon vous, la Chine est « dépourvue de toute morale pratique ». Quelle attitude adopter face à sa conception des rapports de force ?

La Chine est une puissance dangereuse. C’est une de ses faiblesses, trop peu exploitée en termes de guerre informationnelle. Ses ambitions ne sont pas retenues par l’inhibition culturelle des nations démocratiques. La morale pratique elle-même est relativement indifférente à une bureaucratie totalitaire qui a sacrifié des dizaines de millions d’hommes à ses utopies sous Mao, qui n’hésite pas à se livrer à des expériences aussi inquiétantes que la création de chimères, qui a menti effrontément au monde entier et provoqué la crise globale de la COVID.
 
Le Parti communiste chinois a néanmoins une perception très fine des rapports de force et des moyens de les renverser. Il a réussi à prendre le pouvoir, à s’y maintenir et à hisser le pays au rang de superpuissance, tout en manifestant une indifférence absolue aux dégâts internes et externes que sa politique a pu mener.
 
La seule attitude à adopter en réponse consiste à livrer consciemment une « guerre hors limites », pour reprendre une expression chinoise, à ce compétiteur. S’il est excessif de qualifier la Chine de géant aux pieds d’argile, elle n’en a pas moins de grandes fragilités. La première tâche consisterait à identifier ses contradictions internes, et elles sont nombreuses, et à ne plus hésiter à les mettre en lumière pour saper sa légitimité et contrarier son expansionnisme tous azimuts. À moins que nous ne soyons prêts à accepter que le prochain leader mondial soit un État aux valeurs radicalement contraires à nos principes démocratiques.
 
La Chine a le sens du temps long et une volonté de fer. Les nations libres bénéficient en contrepartie d’une agilité et une créativité cognitive supérieures. Les atouts s’équilibrent. Un pays comme la France a un rôle à mener dans cette guerre couverte faite de luttes d’influence, de combats économiques ou financiers, de batailles technologiques ou culturelles. Ses intérêts rejoignent ici sans conteste ceux des Anglo-saxons. Les enjeux sont en tout cas trop importants pour qu’elle se contente d’un strapontin de spectateur, comme le font trop d’États européens.



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