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Gilets jaunes et mobilisation numérique




Publié par Hubert De LANGLE le 6 Décembre 2018



Christian Aghroum, en tant qu’ancien commissaire divisionnaire de police, ancien chef de l’office central de lutte contre la cybercriminalité, expert auprès du Conseil de l’Europe et spécialiste reconnu de la sécurité et du monde numérique, quels enseignements pouvons-nous tirer du mouvement des « Gilets jaunes » et de leur mobilisation numérique ?

Christian Aghroum
Christian Aghroum
la France, comme la majorité des pays occidentaux, présente un taux de pénétration très élevé d’internet dans les foyers. Nous approchons les 90 %. Cela signifie que pratiquement tous nos concitoyens ont accès à internet et donc aux réseaux sociaux. Plus de 33 millions de comptes Facebook sont identifiés en France [1] (soit plus d’un français sur deux). Internet et les réseaux sociaux permettent des échanges en direct, le recours à une information directe. Les relais d’informations, les commentaires ne sont pas nécessairement institutionnels (représentants de l’État, presse) mais le fruit de particuliers.
Internet a permis à chacun de s’improviser journaliste, chroniqueur, photographe, vidéaste avec souvent beaucoup de succès. Cette liberté naît en 2001 à la suite des attentats du 11 septembre. Tout le monde cherche à avoir accès rapidement à une information : internet le permet qui se libère des frontières. Dans un même trait de temps naissent les chaînes d’information en continu que nous ne connaissions pas encore en France.
 
[1] https://www.tiz.fr/utilisateurs-reseaux-sociaux-france-monde/

Cela suffit-il à expliquer la mobilisation numérique constatée autour du mouvement ?

Les réseaux sociaux sont simples d’utilisation et permettent une transmission de savoir, d’idées et parfois aussi de fausses nouvelles avec une rapidité jusqu’alors inconnue. Je me rappelle ainsi, en 2010, des premiers apéros géants qui avaient pris tout le monde de court. Des milliers de personnes rassemblées sur des places publiques spontanément, sans déclaration préalable, sans initiateur connu. Ces manifestations festives engendraient des troubles à l’ordre public au sens propre du terme.
Ces apéros géants remettaient en question les approches traditionnelles : l’ordre public ne peut être opéré, car les pouvoirs publics n’ont pas anticipé la survenue de l’événement. Il s’en suit à l’instant « t » une absence de forces de police pour assurer la tranquillité publique, de personnels de santé en nombre suffisant pour gérer les malaises dus à une forte alcoolisation sur la voie publique, d’équipes de nettoyage prêtes à remettre en état les lieux après dissipation des fêtards.
Idem pour les rave-parties !
Enfin, un phénomène considéré comme un fait divers peut devenir une cause sociétale. Ainsi, la vitesse avec laquelle l’affaire Weinstein a été reprise sur les réseaux sociaux est significative : en quelques jours le hashtag #balancetonporc devenait viral. Aucune association, aucune fondation respectant les règles traditionnelles de notre monde « ancien » n’aurait aussi rapidement réussi à motiver des centaines de milliers de personnes autour du monde sur un même sujet.
Notre société repose sur un consensus social entre citoyens et Etat : l’Etat assure l’exercice régalien de la paix et de la tranquillité, de la salubrité publique dès lors que le citoyen s’engage à respecter les règles nécessaires à ce bon exercice.
Or, la mobilisation numérique engendre des phénomènes totalement disruptifs : absence de représentant légal, absence donc d’interlocuteur reconnu, absence de déclaration préalable des manifestations. La libération du langage autorisée par les réseaux sociaux laisse croire à une liberté d’action et une reconnaissance générale. Elle conduit souvent le système en place au mieux à mal comprendre, au pire à sous-estimer l’impact possible. Ainsi, la disruption naît aussi d’un rapport au temps différent : immédiateté numérique face à lenteur étatique. Le mouvement spontané se heurte à un système organisé.

L’État et ses corps constitués ne sont donc pas préparés à cette mobilisation numérique ?

Les services de l’État sont régulièrement confrontés à des situations de crise. L’État, depuis Napoléon, sait mettre en place des plans de réponse sous toutes leurs formes, de l’accident grave à la catastrophe naturelle. La réponse apportée en période d’attentats par l’ensemble des services publics rappelle la qualité de nos administrations.
La mobilisation numérique seule n’explique pas tout ; le phénomène des « gilets jaunes » doit être remis dans son contexte.
L’absence de représentants nationaux : les Français (et ils ne sont pas les seuls, Espagnols et Grecs en ont fait la preuve) ont de moins en moins confiance dans les partis politiques et dans les syndicats qui cherchent opportunément à récupérer le mouvement. Ce dernier s’enrichit sans leader politique ni meneur syndical et se coordonne cependant. 
La violence des dernières manifestations s’explique par la cohabitation de trois populations :   
  • Des gilets jaunes excédés dont certains se laissent entraîner par un phénomène de masse bien connu de la psychologie des foules, celui de l’entraînement et de la violence spontanée, lui-même amplifié par la présence
  • Des casseurs de types « black blocs » apparus dans les années 1990 : activistes issus de mouvements libertaires, hyper violents, s’en prenant aux représentations de l’État et du capitalisme (banques, assurances, entreprises internationales…)
  • Des pillards, issus de la délinquance traditionnelle, qui profitent des heurts pour dévaliser magasins de luxe et d’objets de valeurs.

Est-on alors loin des manifestations traditionnelles ?

Tout à fait, la manifestation traditionnelle est déclarée, autorisée sur tel parcours, encadrée souvent par un service d’ordre interne.
La situation que nous avons vécue ces derniers week-ends conduit relève d’un mélange de manifestation traditionnelle refoulée (manifester à un endroit précis non autorisé par les autorités préfectorales), de guérilla urbaine à travers l’expérience des black blocs ou des mouvements similaires (les Basques appellent cela « Kale Borroka » — lutte de la rue — apparue en même temps que le mouvement des black blocs) et celle des délinquants opportunistes souvent issus de banlieues dans lesquelles ils ont eux-mêmes expérimenté la sauvagerie des émeutes, l’année 2005 en étant un point d’orgue d’anthologie.
Dans un registre similaire, en 2011, le printemps arabe a fait la preuve de la contribution triomphante d’une communication numérique au service de manifestations populaires.

Quelle solution envisager alors, faut-il revoir la doctrine d’emploi des forces mobiles ?

Mon long passé policier me rassure sur les compétences de nos forces et leur capacité d’adaptation. Une chose est sûre cependant. Les techniques traditionnelles de maintien de l’ordre ne conviennent pas à toutes les situations : celles adaptées à la répression des émeutes de banlieues sont plus adaptées. En parallèle, le recours à des outils fins d’analyse comportementale sur les réseaux sociaux, l’utilisation plus fréquente de « points hauts » de surveillance sont nécessaires. Ainsi l’usage d’hélicoptères en zone urbaine ou/et de drones, l’installation de caméras sur des immeubles de grande hauteur sont indispensables. 

Cette course à l’armement a-t-elle une fin ?

Je n’emploie pas ce terme qui pourrait porter à confusion, mais l’idée est bien là. Donner aux forces de l’ordre — dont la mission principale est de protéger la République, ses institutions, la liberté d’aller et venir, de commercer — les moyens de travailler en toute modernité.

Revenons à la mobilisation numérique : devient-elle l’ultime expression démocratique ?

L’ultime, peut-être pas, nous ne connaissons pas encore les prochains moyens d’expression ! L’expression démocratique a trouvé sa voie depuis la Révolution française. Elle s’exprime à travers le respect de notre Constitution, de nos institutions, des urnes.
La crise économique et sociale, l’accès permanent à l’information accentuent l’absence de recul. L’expression numérique est dès lors devenue un mode d’expression à ne pas négliger pour deux raisons principales :
  • si la mobilisation numérique naît souvent plus d’un sentiment épidermique qu’une réflexion, elle n’en est pas moins entretenue par un vécu ; c’est en cela qu’elle est respectable, car partagée par toutes les couches de la société,
  • cette spontanéité de la mobilisation numérique la rend cependant fragile du fait de l’absence d’origine déterminée, de la capacité d’entretien par des acteurs opportunistes à cause desquels les faits sont manipulés. Les fausses informations circulent et attisent les braises ; seules quelques personnalités reconnues de tous pourraient alors porter la bonne parole.   
Dès lors, si le mouvement se structure, la mobilisation numérique perd de son poids et devient soit un outil de communication interne, traditionnel, au même titre que l’intranet d’un parti, la page Facebook d’un syndicat, le Twitter d’un représentant politique. Les pompiers connaissent bien ce phénomène qui permet d’éteindre certains feux par l’allumage de contrefeux. C’est ce que, dans l’immédiat, ont compris les « gilets jaunes » : la structuration hiérarchique de leur mouvement en annoncera la fin ou la récupération populiste.
La montée en puissance des « gilets jaunes » à travers une mobilisation numérique avérée rappelle les défis auxquels est confrontée notre société à mi-chemin entre tradition et modernité. Quelle qu’en soit l’issue, cette crise devra permettre une compréhension globale de ce nouveau mode et d’expression et d’échanges interpersonnels. Les réseaux sociaux servent à la fois à échanger des faits, des idées, des consignes. Au-delà sont utilisés les moyens traditionnels, téléphonie, échanges discrets directs. 
Notre démocratie moderne nécessite la prise en compte des nouveaux moyens d’expression populaire, la volonté d’un peuple toujours moteur de sa propre destinée, les réseaux sociaux au cœur de l’Agora.


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