Tupolev Tu-144 : l’espionnage industriel au cœur de la guerre froide



Publié par Aristide Barraquand le 21 Mars 2019

Quinze ans après le « crash » du Concorde et son retrait de l’aviation civile, retour sur l’avion qui fut son principal concurrent dans les années 1970 : une copie soviétique développée à l’aide de méthodes peu conventionnelles.



Le 3 juin 1973 à 15 h 29, un Tupolev Tu-144 se désintègre en plein vol avant de s’écraser sur la commune de Goussainville, dans le Val-d’Oise, tuant ses 6 membres d’équipage ainsi que 8 personnes au sol. Survenu pendant un vol de démonstration au salon aéronautique du Bourget, ce tragique accident s’explique par des facteurs avant tout politiques : devant un public de 350 000 personnes, la performance de l’appareil supersonique soviétique suivait celle de son alter ego franco-britannique, le Concorde. Selon la majorité des experts, les services de propagande de l’URSS auraient exercé une pression démesurée sur les pilotes du Tu-144 pour que leur démonstration soit plus éblouissante que celle de leurs concurrents, ce qui les aurait amenés à prendre des risques colossaux à l’origine de la catastrophe : l’histoire du premier et unique avion de ligne soviétique capable de franchir le mur du son s’inscrit dans un contexte géopolitique de lutte d’influence entre les deux blocs dominant le monde à l’ère de la « guerre froide ».
 
            Dès sa conception, le Tupolev Tu-144 baigne dans un climat mêlant intelligence économique et implication étatique. Le domaine aéronautique constitue dans les années 1960-1970 un segment extrêmement stratégique pour la superpuissance qu’est alors l’URSS, et ce tant d’un point de vue militaire que civil. Toute innovation dans ce secteur risque donc d’être sujette à des opérations d’espionnage industriel de grande ampleur : élevées au rang de priorités absolues par les gouvernements et entreprises publiques concernées, ces actions sont mieux financées et par conséquent plus spectaculaires que l’immense majorité des opérations de recherche d’informations existant à l’époque. Dans ces circonstances très particulières, le projet Concorde, concept d’avion de ligne supersonique franco-britannique (développé conjointement par Sud Aviation, qui deviendra Aérospatiale, et BAC), constitue une cible évidente pour les services de renseignement soviétiques tant il marque une rupture majeure dans l’histoire de l’aviation. Bien avant son premier vol, il fait l’objet d’une forte promotion à travers le monde occidental : en 1962, un accord de coopération est signé entre les gouvernements français et britannique ; et en 1967, une brochure annonce déjà au grand public qu’il sera capable de « rejoindre New York depuis Paris en 3 heures et demie ». Il n’en faut pas davantage pour que l’URSS réclame « sa version » du Concorde, et établisse une politique d’espionnage industriel ultra-agressive pour parvenir à ses fins.
 
            C’est ainsi que le directeur du bureau parisien d’Aeroflot, Sergueï Pavlov, recrute un réseau de membres du Parti communiste français (PCF) en vue d’infiltrer l’usine toulousaine de Sud Aviation où est développé le Concorde. Pavlov est lui-même expulsé de France sur décision directe du général de Gaulle en 1965, après avoir été arrêté en possession des plans du train d’atterrissage et des freins de l’avion, mais les moyens faramineux mis à disposition des espions soviétiques leur permettent de revenir à la charge de façon incessante pour dérober de nouvelles informations. En mars 1966, deux prêtres tchécoslovaques sont arrêtés à proximité de l’usine : l’enquête, dont les conclusions ont été partiellement rendues publiques dans un rapport de la CIA déclassifié en 2014, révélera qu’ils étaient auparavant parvenus à voler des microfilms des plans du Concorde, et à les transmettre à des espions russes se faisant passer pour des touristes à bord du train Ostende – Varsovie. Preuve de l’ingéniosité sans limites des services secrets soviétiques, les microfilms étaient alors dissimulés dans des tubes de dentifrice.
 
            Conséquence de cette attaque multiforme contre les informations les plus sensibles de l’industrie civile française de l’époque, le Tu-144 réalise son premier vol d’essai le 31 décembre 1968, soit trois mois avant le Concorde. Les images du Tupolev, gardées secrètes jusqu’au décollage, font le tour du monde et sidèrent les ingénieurs du Concorde tant les deux avions sont similaires. La presse surnomme alors le Tu-144 le « Konkordski » : outre la ressemblance visuelle flagrante, les performances techniques des supersoniques s’avèrent quasi-identiques, de leur vitesse de croisière de Mach 2 à leur rapport poussée / poids de 0,4. Face à ce véritable « copié-collé » du Concorde, la réaction des services de contre-espionnage français est de récolter à leur tour des informations secrètes sur la conception de l’avion concurrent. La présence du Tupolev aux salons aériens du Bourget de 1971, 1973, 1975 et 1977 leur en donne l’opportunité : le projet d’un avion supersonique aura bien malgré lui donné naissance à l’une des plus féroces luttes d’intelligence économique de l’histoire de l’industrie.

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