Stratégie juridique et réputation de l’entreprise



Publié par Alexandre Perrault le 14 Septembre 2018

- Article de Didier Danet -

Les attaques informationnelles font aujourd’hui partie d’un arsenal accessible au plus grand nombre. Or, certaines de ces attaques visent expressément à porter atteinte à la réputation d’entreprises ou de leurs dirigeants.
En effet, les assaillants - concurrents, contestataires et cyber-activistes de tous bords - ont bien compris que la réputation est devenue, dans notre société de l’information, un actif immatériel d’une valeur inestimable. Et pour cause : la valorisation financière de certaines marques d’envergure internationale peut allégrement dépasser la barre des 100 milliards de dollars ; en outre, il est avéré que la réputation d’un dirigeant affecte directement le niveau de confiance que lui accordent ses actionnaires et collaborateurs par exemple, ce qui n’est pas sans répercussions concrètes sur la performance opérationnelle et économique de l’entreprise.
Il est donc légitime que l’entreprise s’interroge sur les leviers de sécurisation de sa réputation. Bâtir une solide réputation est un méticuleux travail d’ingénierie du sens, qui prend des années de développement, tandis que quelques heures suffisent à l’anéantir. Didier Danet, spécialiste des questions de conflictualité contemporaine notamment sous le prisme des stratégies judiciaires, examine dans cet article les procédés par lesquels il est possible de faire valoir ou de défendre u une réputation à l’aide du droit.



Article de Didier Danet publié dans la revue des affaires n°5

Qu’ont en commun BNP, Société Générale, Total ou Arcelor Mittal ? Toutes figurent parmi les dix entreprises du CAC 40 qui auraient la plus mauvaise réputation (1). Doivent-elles s’en inquiéter ? Ce n’est certes pas Mike Jeffries, dirigeant évincé par les actionnaires d’Abercrombie et Fitch en décembre 2014, qui dira le contraire. Presqu’entièrement tournée vers une cible adolescente masculine, culturiste et bien coiffée, la marque s’était lancée à son initiative dans une surenchère publicitaire très agressive. En supprimant de la collection 2013 les tailles au-dessus du « L » pour écarter la clientèle en « surpoids » qui, dit-il, n’a rien à faire dans les vêtements d’A&F (2), et en créant une taille « 000 » destinée aux femmes de moins de 58 centimètres de tour de taille, le dirigeant fait soudain déborder le vase de la provocation et attire sur la marque l’attention des mouvements d’opinion aussi bien que des médias et des autorités.
En France par exemple, suite à des articles de presse dont le contenu tient parfois plus de la rumeur que de l’enquête journalistique véritable (3), le défenseur des droits se saisit d’office « afin d’enquêter et d’expertiser le processus de recrutement… présumé discriminatoire en raison de l’apparence physique des candidats » (4). Les résultats économiques deviennent désastreux : le chiffre d’affaires et les profits chutent durablement et ne commenceront à se rétablir qu’au départ de Mike Jeffries et à la mise en œuvre d’une politique commerciale et de communication renouvelée.
De fait, une bonne réputation est aujourd’hui l’un des actifs incorporels les plus précieux des entreprises compétitives. Elle est une valeur économique et financière qui se compte pour certaines en milliards de dollars. Elle constitue une information, bonne ou mauvaise, que l’on partage d’autant plus facilement que les possibilités de diffusion liées à l’internet, et le fonctionnement du système médiatique en quête permanente de « buzz », donnent une importance démesurée aux expériences individuelles. La réputation renforce la confiance ou la méfiance dans les annonces de l’entreprise et exerce un effet de levier positif ou négatif sur ses dépenses de communication.
Créer cet actif, le développer, le valoriser et le protéger doivent donc être des préoccupations centrales et permanentes des entreprises et de leurs dirigeants. Le droit est en mesure d’y contribuer et une véritable stratégie juridique doit être mise en place à cet effet, en synergie avec les autres dimensions de la stratégie entrepreneuriale.
Qu’est-ce, en effet, que le Droit pour une entreprise ? Dans l’esprit de nombreux dirigeants, un fardeau dont il faut subir la complexité, générateur de lourdeurs, de pertes de temps et d’aléas.  Au pire, une maladie grave qui les place sous la coupe de ratiocineurs byzantins qui peuplent les cabinets d’avocats et les tribunaux de toute nature. Or, le Droit peut être également abordé sous l’angle des stratégies entrepreneuriales. Cette approche commune aux Etats-Unis par exemple, mais encore trop peu pratiquée en France, remet le dirigeant « en selle », l’affranchit pour partie de la tutelle des juristes et lui redonne les rênes d’une stratégie générale qui inclut la dimension juridique et profite pleinement des effets qu’elle peut produire. En outre et surtout, cette approche va permettre à l’entreprise d’aborder la compétition et les conflits en position de force contre des adversaires fragilisés par les effets de stratégies préventives ou dissuasives préparées de longue main.
 
Donner une substance et une forme utile à la réputation
La réputation est, par définition, de l’ordre de l’immatériel. Elle est une opinion, le renom attaché à une personne physique ou morale, la notoriété ou la popularité dont elle peut jouir, la considération dont elle est entourée, l’image que l’on a d’elle… La réputation vit et meurt par le regard des autres. Or, rien n’est plus évanescent que cette opinion ; rien n’est plus versatile que le jugement des foules. Le but premier de la stratégie juridique est donc de donner un contenu et une forme pérennes à la réputation.
Même s’il n’est pas de réputation sans histoire, se construire une image dans l’opinion n’est pas nécessairement affaire de longue durée. Le problème est plutôt de trouver les moyens de frapper les esprits. La stratégie juridique peut y contribuer utilement. C’est ainsi qu’une entreprise peut utiliser le système judiciaire comme un vecteur d’image en faisant en sorte d’apparaître au cours d’un procès dont elle est à l’initiative (directement ou indirectement) dans une position valorisante, celle du pot de terre en lutte contre le pot de fer, par exemple, ou celle de l’inventeur pillé par des concurrents sans scrupule.
Il n’est pas interdit de penser que cette grille de lecture pourrait trouver à s’appliquer dans le cas du Groupe Leclerc qui, par le caractère agressif d’une campagne de publicité ouvertement comparative (« Quiestlemoinscher.com ») incite son concurrent Carrefour à engager une action judiciaire en vue de faire interdire le site, ce qui lui donne l’occasion de réaffirmer son positionnement de « petit épicier breton », défenseur du porte-monnaie de ses clients, partisan de la transparence et de la vérité des prix et, pour toutes ces raisons, en butte à l’hostilité de la grande distribution. Plus claire est l’intention de groupes comme Apple ou Samsung d’utiliser les procès en contrefaçon comme un moyen de gêner leurs concurrents, de leur accoler une image de « copieurs » et de se poser en « inventeurs » dont le génie écrase des rivaux réduits à l’imitation servile.
La seconde question qui se pose au juriste stratège est donner une forme utile à la réputation qui aura été construite. Sans mise en place d’une protection particulière, l’actif immatériel « réputation » n'est que faiblement protégé. Il n’est certes pas inconnu du droit qui l’appréhende notamment à travers la grille de lecture des droits de la personnalité, le droit à l’honneur en étant généralement considéré comme une des dimensions ou, à tout le moins, comme un intérêt légitime juridiquement protégé par une action en réparation du préjudice subi.
Mais, cette reconnaissance n’est que d’une utilité limitée. Son pouvoir de dissuasion est assez faible comme nous le verrons dans la deuxième partie. L’importance prise par la réputation en tant qu’actif incorporel essentiel justifie que ce niveau élémentaire de reconnaissance et de protection soit substantiellement consolidé. Le droit des propriétés intellectuelles apparaît comme le terrain le plus favorable pour ce faire. Quelle que soit la technique sollicitée, le principe est d’associer la réputation à un support juridiquement reconnu, bénéficiant d’une protection renforcée dont la nature ou l’effectivité préservera mieux les intérêts de l’entreprise qu’une hypothétique condamnation aux dommages et intérêts, chichement mesurés en général, que la jurisprudence alloue en matière d’honneur ou de considération.  Les techniques susceptibles d’être sollicitées sont nombreuses : le droit des marques ou des dessins et modèles, le droit de la propriété littéraire et artistique… Dans tous ces cas, le titulaire d’un droit spécifique dispose de moyens d’action plus efficaces que la victime « ordinaire » qui ne dispose que d’un droit général à la réparation du dommage qu’elle a subi du fait de la faute d’autrui.
La stratégie juridique n’a pas le monopole du développement et de la consécration de ce levier de compétition déterminant qu’est la réputation. Elle en est cependant l’un des outils essentiels dans la mesure où elle produit des effets spécifiques que nulle autre approche ne permet d’obtenir. Deux exemples en attestent sans discussion possible. Le premier tient naturellement au fait que seule une approche de cette nature permet de donner à la réputation une forme particulière, juridiquement mieux protégée que la forme qui est la sienne par défaut. Le second tient aux propriétés de la communication associée à une procédure judiciaire.
Dans l’exemple de Leclerc, associer la figure du « pot-de -terre » ou du « petit épicier breton » à un groupe qui représente la plus puissante enseigne de la grande distribution est une gageure qui devient possible grâce aux propriétés uniques de l’institution et de la procédure judiciaires : la solennité du palais de justice où se déroulent les débats, la figure du duel qui gouverne le déroulement de l’audience, l’impartialité du juge qui prononcera la décision, l’attrait des médias pour les procès « hors normes », les rebondissements autorisés par les possibilités de recours… Toutes ces particularités donnent naissance à une communication qui se différencie très fortement des habituelles campagnes de promotion publicitaires ou institutionnelles.
 
Préserver le capital de réputation acquis par l’entreprise
La seconde dimension de la stratégie juridique relative à la réputation de l’entreprise, indissociable de la première, vise à préserver le capital immatériel qui a été construit et mis en forme. Rien n’est, en effet, plus fragile que la bonne opinion dont l’entreprise peut bénéficier et rien n’est plus universel ni plus intemporel que les mauvaises langues prêtes à la salir. Nous avons vu que le plus sûr moyen de réfréner les ardeurs de la médisance, du persiflage ou de la calomnie est de rechercher dans un régime spécifique les moyens d’une protection accrue et effective. A défaut, la réputation est bien reconnue par le Droit mais sa protection est surtout envisagée à travers les limites nécessairement étroites que le juge peut apporter à l’exercice de libertés fondamentales pour la vie économique ou démocratique. Ces limites sont donc nécessairement restreintes, ce qui confère à la protection de la réputation une fragilité certaine.
 
La protection à travers la limitation de la loyauté de la concurrence
Dans toute économie de marché, la liberté de la concurrence est le principe fondamental dont procèdent les avantages collectifs que la société retire des initiatives individuelles et de la remise en cause des positions acquises. Pour autant, la liberté de la concurrence n’autorise pas une entreprise à conquérir la clientèle des autres par n’importe quel moyen et dans n’importe quelles conditions. S’agissant de la réputation, le principe de loyauté de la concurrence interdit à un acteur de parasiter ou de dénigrer les autres. Il revient au juge de veiller à ce que les investissements de toute nature consentis par une entreprise pour développer sa réputation ne puissent pas être captés indument ou anéantis par un tiers.
Ainsi, c’est au titre du parasitisme commercial que, dans une affaire ancienne, la FNAC demandait la condamnation de quatre adhérents du Groupe Leclerc, coupables selon ses avocats, d’avoir ouvert des « espaces culturels » dont la conception générale ressemblait de trop près à celle de ses propres magasins. La demande revenait à faire reconnaître par le juge que « l’ambiance » d’un point de vente résulte d’investissements significatifs, notamment de frais d’étude et de réalisation, qui contribuent à créer dans l’esprit du public une identité génératrice de notoriété et de confiance qui sont autant d’arguments dans l’attraction de la clientèle. Le raisonnement a parfois été admis (5) même si, la plupart du temps, le juge considère que cette ambiance n’est pas suffisamment originale ou n’est pas l’objet d’un parasitisme manifeste (6).
Le dénigrement pousse plus loin l’atteinte à la réputation puisqu’il vise, selon une définition traditionnelle, à jeter publiquement le discrédit sur les produits, l’entreprise ou la personnalité d’un concurrent pour en tirer profit. Il s’agit donc de détruire la réputation d’une entreprise pour mieux en capter la clientèle. Les principes généraux de la responsabilité délictuelle permettent de réparer le préjudice subi dès lors que la faute est constatée et qu’un lien de causalité est établi avec le préjudice subi par la victime.
La protection de la réputation par le biais de la concurrence déloyale est souvent jugée peu efficace. La prévention des actes de dénigrement ou de parasitisme est délicate, l’action en référé se trouvant limitée par la difficulté d’établir la preuve du dommage imminent ou du trouble manifestement illicite (7). De même, les actions au fond n’aboutissent souvent qu’à des réparations d’un montant modeste, les juges ne semblant pas avoir pris la mesure de l’importance de la réputation comme actif entrepreneurial et avantage essentiel de compétitivité pour les entreprises.
On remarquera cependant que cette action présente certains avantages, notamment le fait que le dénigrement peut être constitué même si les faits avancés sont véridiques. Ainsi, une entreprise qui informe par courrier les clients de son concurrent de la non-conformité des cartouches de gaz qu’il produit au regard de la norme européenne en vigueur est condamné pour dénigrement même si la non-conformité est effectivement établie.
 
La protection à travers la limitation de la liberté de la presse
La protection de la réputation d’une entreprise peut également s’envisager à travers les limites qui ont été apportées par la loi du 29 juillet 1881 à la liberté d’expression. La principale des dispositions au service des victimes est l’article 29 du texte, qui réprime la diffamation, c’est-à-dire « toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ». La diffamation est donc constituée par l’imputation à une entreprise d'un fait qui n’est pas avéré et qui porte atteinte à la réputation d’une entreprise même sous une forme déguisée ou interrogative ou à travers des insinuations ou des allégations visant une personne qui n’est pas expressément nommée mais qui est identifiable. Si l’imputation ne constitue pas un fait vérifiable (possibilité d’exceptio veritatis), elle relève de l’injure.
Ici encore, la protection de la réputation n’est envisagée que par exception à une liberté fondamentale, la liberté de la presse. Les victimes estimeront assez généralement que l’exception est trop limitativement admise, ce qui n’est pas toujours faux, et que les conditions de la réparation ne sont pas à la hauteur du préjudice : mise en œuvre parfois compliquée du droit de réponse, accueil favorable du bénéfice de la bonne foi, faiblesse des dommages et intérêts alloués en cas de condamnation… On ne saurait dire cependant que les atteintes directes et brutales à la réputation bénéficient d’une impunité de principe.
               
Conclusion
La réputation est aujourd’hui largement consacrée comme l’un des actifs immatériels les plus importants pour la compétitivité d’une entreprise. Le Droit n’est certes pas insensible aux atteintes qui peuvent être portées à cet actif. La victime dispose même de plusieurs moyens d’agir au civil comme au pénal, en référé comme au fond. Néanmoins, la nature des actions disponibles (exceptions à des libertés fondamentales) et la relative indifférence des tribunaux chargés de juger le contentieux aboutit à une protection imparfaite de cet actif particulier. Il convient donc que les dirigeants élaborent une stratégie juridique ayant pour finalité de doter les actifs immatériels en général et la réputation en particulier, d’un statut adapté, permettant la valorisation économique de la réputation et générateur de droits renforcés susceptibles d’en assurer une protection effective.
 
(1) http://www.burson-marsteller.fr/nos-expertises/nos-etudes/barometre-2015-de-la-reputation-des-entreprises-du-cac40/
(2) http://www.salon.com/2006/01/24/jeffries/
(3) Certains médias se font l’écho d’une hypothétique épidémie de gale parmi les employés des magasins parisiens qui seraient obligés de porter des vêtements non lavés mis à leur disposition par l’entreprise.
(4) Décision MLD-2014-147 du 3 novembre 2014
(5) CA PARIS, 4ème ch., 25 juin 1997, SARL Patchouli Hérouville c/ Sephora
 (6) Cas en l’espèce : TGI Paris, 3ème ch., 1ère sect., 21 février 1996, SA FNAC et alii.c/ Association des centres distributeurs Edouard Leclerc D., n°95/23863  ; voir dans le même sens à propos des espaces para-pharmacie des centres Leclerc : CA Paris, 1ère ch. B, 27 novembre 1998, Conseil National de l'Ordre des Pharmaciens / Groupement d'achat des centres Leclerc – Association des centres Leclerc ;  Cass. Com., 16 janvier 2001, n°99-11043, n°99-11044, n°99-11045 et n°99-11046)
(7) Voir par exemple la décision récente rejetant le référé engagé à l’encontre de la société Uber, les demandeurs n’établissant ni le trouble illicite ni le dommage imminent.
 

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