Strasbourg : La violence peut-elle être légitimée par l'idéologie ?

Entretien avec Edouard Vuiart, analyste géopolitique et auteur de l'ouvrage « Après Daech, la guerre idéologique continue » (VA Édtions)



Publié par Alexandre Perrault le 19 Décembre 2018

La récente tragédie de Strasbourg nous montre que malgré leurs défaites militaires au Moyen-Orient, les djihadistes n’ont malheureusement pas dit leur dernier mot. L’assise territoriale de l’État islamique a disparu et pourtant, les djihadistes semblent loin de s’avouer vaincus. Edouard Vuiart rappelle que le salafisme djihadiste repose sur un fondement théologico-politique, qui constitue le socle de légitimation de la violence terroriste contemporaine.



Pourquoi avez-vous choisi d’étudier la violence terroriste djihadiste ?

    Disons que c'est l'environnement politique et médiatique qui m'a poussé à analyser en profondeur ce sujet. Les attentats qui ont frappé le sol européen ont systématiquement été suivis d'un grand nombre de commentaires qui cherchaient à psychiatriser la violence terroriste, ou à la réduire à des frustrations ou à des pulsions irrationnelles. Or, l’analyse de la propagande et des discours djihadistes, montre bien à quel point leur engagement est construit autour d’une rhétorique et d’une idéologie structurées. J'ai donc cherché à comprendre comment la violence djihadiste était justifiée dans leurs textes et dans leurs paroles ; quelles étaient les raisons pour lesquelles ils prenaient ou déposaient les armes ; et si la chute de leur Califat irako-syrien allait avoir un impact quelconque sur leur système de pensée. En réalité, non seulement les djihadistes sont loin d'être des « zombies ignares et irrationnels », mais ils peuvent être extrêmement bavards lorsqu'il s'agit d'expliquer, d'annoncer et de justifier ce qu'ils entreprennent. Loin des visions psychotiques du terrorisme - qui en font une sorte d'épidémie mondiale de folie - on découvre une dogmatique, une rhétorique, une géopolitique, une eschatologie, une vision du monde et une stratégie explicitement détaillées. À partir de cette réalité, j’ai donc cherché à comprendre la part de rationalité qui pousse ces individus à passer à l’acte, tout en réfléchissant aux mutations que pourrait connaître la sphère djihadiste maintenant que le Califat de l'État islamique n'est plus.

Vous dénoncez une « sous-estimation de la force théologico-politique du djihadisme ». Est-ce à dire que la dimension religieuse a été négligée ?

    Le poids des croyances a en effet été souvent sous-estimé dans l’analyse du phénomène djihadiste. Beaucoup d'analyses ont préféré présenter les terroristes comme des « aliénés mentaux » ou des « barbares irrationnels » devenus incapables de discerner le Bien du Mal, et pour qui la morale ne signifierait rien. Or, Michel Wieviorka le dit très bien, il « n’existe pas de violence extrême sans foi », que celle-ci soit découverte juste avant de passer à l’acte ; basée sur une manipulation des textes ; ou entremêlée de facteurs exogènes. Cela ne revient évidemment pas à culpabiliser l’islam en tant que religion et culture. Il faut bien comprendre que toute personne qui conçoit l'islam comme un concept arrêté ou une essence invariable, parle de quelque chose qui n’existe pas. Toute adhésion à un quelconque courant de l'islam nécessite la pratique d’une interprétation que chaque croyant se doit d’exercer à partir de la tradition religieuse qui est la sienne. C’est donc une grave erreur que de vouloir essentialiser cette religion, en lui donnant une apparence unique et invariable. Cependant, il est également erroné de considérer l’islam comme une mosaïque d’interprétations discordantes aux divergences irréductibles. En dépit de leurs diverses nuances d’interprétation, les musulmans se reconnaissent tous dans le Coran, qu’ils considèrent comme la parole même de Dieu, éternelle, sans interférence humaine. L'islam pourrait ainsi se comprendre - pour reprendre l’expression du frère dominicain Adrien Candiard - comme « une diversité qui aspire à l’unité ». Et c’est précisément cela qui est en partie à l’origine des deux grandes crises actuelles de cette religion : l’affrontement qui oppose les sunnites aux chiites et la rivalité pour la définition de l’orthodoxie sunnite.

Sous quelles formes l’empreinte théologique se manifeste-t-elle au sein de la propagande de Daech ?

    La littérature djihadiste fournit à ses partisans une dogmatique à base d'interprétations de sourates, de hadiths et de commentaires théologiques, afin de les convaincre que toute déviance par rapport à la doctrine de l'organisation est synonyme de traîtrise à « l’islam véritable » et que le sang des « apostats » et des « mécréants » est dès lors « licite ». Il s’agit d’un véritable édifice idéologique dont les argumentations théologiques constituent le soubassement justificatif de son recours à la violence.
    Mais avant de se manifester dans la propagande numérique de l'organisation, le socle idéologique du salafisme djihadiste se développe et se propage à travers toute une série d’ouvrages. Parmi ces derniers, l’opuscule d’Abû Bakr Nâjî, intitulé « Gestion de la Barbarie », constitue une véritable synthèse des textes des principaux idéologues djihadistes – dont Abdallah Azzam et Abu Musab al-Suri. Cet ouvrage développe la thèse selon laquelle la « communauté musulmane » serait confrontée aux mêmes circonstances que celles qui ont succédées à la mort du Prophète, et dénonce une même « épidémie d’apostasie » que lors des premiers temps du djihad. Et cette analogie est ainsi utilisée pour légitimer le recours aux massacres et à des actions semblables à celles qui furent menées à la même époque. Le meilleur exemple en est sans doute la mise à mort du pilote jordanien, Moaz Kasasbeh, brûlé vif dans une cage en janvier 2015. Non seulement Abû Bakr Nâjî avait appelé à utiliser ce type de méthodes en faisant référence à l’immolation perpétrée par le premier calife Abu Bakr As Siddiq, mais à la suite de l’exécution du pilote jordanien, le magazine de propagande Dabiq s'était réjouit de cette « reproduction de l’exemple » du premier calife « en infligeant le châtiment du feu au titre de représailles ». Loin d’être simplement guidés par leurs appétits, les djihadistes sont donc convaincus que tous leurs choix doivent découler de la stricte application de leur interprétation des textes sacrés.

Selon vous, comment doit-on analyser la persistance des phénomènes de radicalisation malgré la chute du califat de Daech ?

    Il faut tout d’abord comprendre que le djihadisme repose sur un fondement théologico-politique, défini par ses propres doctrinaires à travers un corpus d’ouvrages et d’exégèses coraniques. Et les processus de « radicalisation éclair » ne peuvent avoir lieu que parce que la doctrine djihadiste s’avère complexe, structurée et surtout disponible. Certes, certains djihadistes n’ont presque jamais lu Coran et ne parlent que très peu – ou pas du tout – l’arabe. Mais il serait erroné de tous les considérer comme incultes, car certains ont forgé leur engagement autour de ce corpus dédié. Dit autrement, affirmer qu’un djihadiste est un « ignare à soigner » revient à oublier qu’à ses yeux, c’est la démocratie toute entière qui est délirante et c’est notre incapacité à reconnaître la « volonté divine » qui relève de l’ignorance.
    La réalité est là : les djihadistes restent persuadés qu’ils finiront par triompher et leur volonté de frapper l’Occident reste intacte. Ils souhaitent désormais venger la destruction du califat et leur idéologie continue de se propager insidieusement. Une intervention des autorités religieuses pourrait peut-être faire évoluer les choses, mais les textes d’oulémas démontant point par point l’argumentaire djihadiste sont rares, d’autant plus que les sympathisants du salafisme djihadiste restent imperméables à leur discours,les considérant comme des « traîtres » à la solde des pouvoirs arabes ou occidentaux. La lutte contre l’idéologie djihadiste n’en reste pas moins fondamentale, car il ne s’agit pas d’un « lavage de cerveau » produisant des êtres irrationnels, mais bien d’une idéologie théologico-politique, d’une « mission divine » dont l’objectif est d’imposer une vision et de purger l’humanité de ses éléments « impurs » pour affronter la Fin des Temps dans les meilleures conditions.
 
Edouard VUIART, Après Daech, la guerre idéologique continue, VA Éditions, 2018

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