Le pivotement stratégique des États-Unis vers la région Asie-Pacifique traduit de nouvelles priorités, de nouvelles préoccupations et une nouvelle ambition à étudier. En France aussi la raison voudrait sans doute que l’on s’adapte pour considérer que la préparation de la guerre (celle que l’on a pratiquée si tragiquement en Europe ces derniers siècles) cède le pas à la gestion de la crise (celle qui s’impose désormais aux pays avancés) économique, sociétale, de gouvernance. Et que les efforts consentis pour dissuader la guerre, ou à défaut conduire les batailles, soient reportés globalement sur ceux à faire pour réduire nos vulnérabilités, acquérir une meilleure résilience et renforcer nos potentiels de développement. Passer de la défense militaire du pays à la sécurité globale et à la protection individuelle.
Il est vrai que des fragilités croissantes semblent affecter des secteurs peu couverts par la garantie militaire et miner les bases du contrat social qui lie le citoyen à l’État : solidarité nationale, cohésion sociale, identité collective, prospérité et ordre public, angles morts de la défense mais vraies préoccupations de sécurité des Français. Cela vaut aussi pour les désordres latents importés de l’extérieur qui touchent la santé publique, la sécurité alimentaire, le ravitaillement énergétique ; pour les dangers liés à la criminalisation croissante des échanges numériques, aux trafics de substances illicites, à la circulation humaine mal contrôlée qui importe des tensions économiques, ethniques ou religieuses. Les traiter est prioritaire, tous moyens réunis. Or, face à ces réalités, l’ultima ratio de l’État est décalée, la force publique doit s’exercer prioritairement dans des secteurs non militaires. Et de son côté, l’action militaire a muté pour se développer hors du contexte classique des guerres interétatiques, comme on l’a vu avec les combats expéditionnaires « à l’intérieur » des populations afghane, ivoirienne, libanaise, libyenne, malienne. La tentation d’un théâtre intérieur existe comme celle d’une sécurité globale, non militaire, une sorte d’urgence sécuritaire qui ferait renoncer à un appareil de défense, pour sagement concentrer nos efforts sur nos faiblesses.
Mais disait Philinte, « La parfaite raison fuit toute extrémité, Et veut que l’on soit sage avec sobriété ». La sécurité globale exige la capacité militaire, une capacité propre. Car si la France ne doit pas baisser sa garde militaire, c’est que son histoire devrait l’avoir immunisée contre tous les renoncements. Et cela vaut pour ses compétences souveraines, sa langue bien sûr d’abord, sa technologie ensuite et sa capacité d’action militaire. Certes sa souveraineté est encadrée par ses multiples dépendances, et tout d’abord à ses idéaux et à ses responsabilités, au cœur desquelles il y a l’Europe et la Méditerranée. Mais c’est précisément parce que l’Europe militaire n’existe pas que la France doit conserver intacte son aptitude opérationnelle pour prévenir, dissuader les guerres dans son espace vital et, s’il le faut, les conduire. Le pouvoir pacificateur de l’atome, l’intelligence de l’espace, la protection des flux vitaux, la capacité d’intervention au sol relèvent d’un contrat stratégique implicite validé par les Français et leurs voisins. L’efficacité militaire ne peut être sacrifiée à la raison économique. Cet axiome doit être rappelé avec pédagogie et constance à l’opinion publique et aux élites politiques.
Jean Dufourcq - Rédacteur en chef "
SOMMAIRE
Éditorial - Jean Dufourcq
Avant-propos - Le Politique et le militaire : une entente peu cordiale - Vincent Desportes
Préambule - Du concept classique de sécurité au concept de sécurité globale - Alexis Baconnet
Pivotement américain
Défense américaine, entre défis extérieurs et contraintes intérieures - Maya Kandel
La défense américaine se réinvente dans l’incertitude budgétaire - Bruno Caïtucoli
La stratégie de rééquilibrage des États-Unis vers l’Asie-Pacifique et la Chine - Yves Boyer
Le concept de base de l’Armée de terre américaine - Hugo Hanne
Le recentrage politique du secteur spatial de défense aux États-Unis - Xavier Pasco
La question du déni d’accès et le concept Air-Sea Battle - Philippe Gros
La projection des forces américaines depuis la Méditerranée orientale - Fotini Katy Mirante-Psaltakis
Contrepoint
Russie, États-Unis : la tension perpétuelle - Isabelle Facon
Repères - Opinions
Le mensonge est-il une nécessité ? Ou l’impossible vertu républicaine ? - Daniel Hervouët
La langue française, outil majeur de résilience - Isabelle Normand
Le Président, la dissuasion et les exécutants - François Jourdier
Afghanistan : dépasser le piège du défaitisme ? - Mathieu Novotny
Mentorat occidental et États faillis - Julien Derouetteau
Flotte russe de la mer Noire : vers une « flotte forteresse » à l’horizon 2020 - Igor Delanoë
Criminalité organisée et sécurité collective en Afrique de l’Ouest - Adama Gueye
Les armées françaises doivent-elles se doter de drones armés ? - Éric Juillot
Iran, Arabie saoudite, Pakistan : quelle est la menace principale ? - Pierre Conesa
Analyse du monde globalisé - Eugène Berg
Recensions
Gérard Chaliand avec la collaboration de Michel Jan : Vers un nouvel ordre du monde ; Éditions du Seuil, 2013 ; 320 pages. - Pierre Conesa
Général Gilbert Forray : La stratégie de l’audace, quatorze cas concrets ; Économica, 2013 ; 280 pages. - Claude Le Borgne
Xavier Baron : Aux origines du drame syrien 1918-2013 ; Tallandier, 2013 ; 317 pages. - Pierre Morisot