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Repenser les stratégies terroristes

Mais que cherchent les terroristes ?




Publié par Xavier Constant le 1 Décembre 2015

On entend souvent que les terroristes cherchent à terroriser. En dehors de son caractère circulaire, propre à alimenter les scepticismes, cette expression traduit surtout notre perplexité lorsque l'on essaye de réfléchir sur l'action terroriste.



D'abord est-ce que terroriser, sans qu'on sache précisément ce que cela veut dire, est un but en soi ? Si la terreur ne sert qu'à elle-même, elle ne sert à rien. Est-ce un moyen ? On a pu voir dans l'histoire, et plus particulièrement pendant la seconde guerre mondiale, que tenter de briser le moral d'un peuple en s'en prenant de manière massive à la population civile a plutôt l'effet inverse (1). La terreur n'est donc pas une fin en soi, pas un but politique donc, pas non plus une stratégie efficace. Peut-être un outil tactique alors ? Mais au service de quoi ? Par exemple, l'encerclement est un outil tactique, mais pour être efficace il doit être au service d'une stratégie, elle-même au service d'un but politique. L'utilisation de gaz de combat pendant la première guerre mondial, autre outil tactique, a eu pour effet, au moins dans les premiers temps, de créer la terreur dans les rangs ennemis. Elle a ainsi permis certaines percées, certes sans effet décisif, mais qui prenaient corps dans une pensée tactique et stratégique globale. Est-ce le cas pour l'action terroriste telle que nous la connaissons aujourd'hui ?
 
Il semble que l'analyse de l'action terroriste n'ait pas été véritablement entreprise au regard de ses buts, et c'est ce que nous voudrions esquisser.
 
Tout d'abord soyons clairs, il n'est pas question ici de recenser les buts politiques, c'est à dire ce que veulent, les terroristes : indépendance, pouvoir (2), le but politique n'est pas forcément très précis, il peut évoluer, mais en tout état de cause ces questions sont en général assez bien documentées. Il ne s'agit pas non plus d'analyser ce qui motive à titre individuel tel ou tel terroriste ; même si cette question est extrêmement importante, elle ne peut concerner que l'action à l'égard de chaque individu pris isolément (3).

Ce que nous voulons faire c'est replacer l'action terroriste dans un cadre global, et l'analyser au plan stratégique, définir ce que cherchent les terroristes quand ils réalisent une action terroriste.
 
Notre analyse est la suivante, articulée autour de deux axes, étant précisé que, l'action terroriste étant la continuation d'une action politique par une action armée, elle s'exerce au travers d'une distinction ami-ennemi (4) :
- un terroriste cherche à gagner du prestige, de l'influence, du pouvoir, auprès de ceux qu'il considère comme étant "les siens" : peuple, groupe social, groupe ethnique, groupuscule...
- un terroriste cherche à attirer l'ennemi sur son terrain.
Un axe peut être plus fort que l'autre, mais les deux sont toujours présents.
 
Précisons ce que nous entendons par "terrain". Au-delà de la notion traditionnelle, qui permet de comprendre qu'un combattant est beaucoup plus efficace s'il connaît parfaitement la topographie des lieux où se déroule le combat, le terrain doit s'appréhender de manière plus abstraite :
- d'une part il s'agit de réduire la distance, de façon à réduire la supériorité technologique de l'ennemi, puisque cette supériorité s'analyse le plus souvent comme la capacité à frapper son adversaire en se maintenant soi-même hors de portée (5) ;
- d'autre part le terroriste cherche à augmenter la dimension fractale du champ de bataille ; un affrontement linéaire (dimension d'espace proche de 1) avantage de toute évidence celui qui a la plus grande puissance de feu ; cependant si l'on arrive à s'approcher d'une dimension proche de 4 (3 dimensions d'espace et une de temps), cela veut dire que l'attaque peut intervenir n'importe où et n'importe quand ; la défense est pratiquement impossible, et donc l'attaque prévaut quelles que soient les forces qui lui sont opposées (6).
 
Notons que cette pratique n'est pas nouvelle. Il suffit de se remémorer les diverses "chevauchées" des troupes anglaises pendant la guerre de cent ans, qui avaient pour but premier de piller et massacrer les populations,  pour s'enrichir et gagner le prestige des armes, mais aussi pour forcer les différents rois de France à une confrontation directe dans laquelle l'archerie donnait un avantage tactique certains aux anglais (7).
 
Nous allons passer cette analyse au banc d'essai de trois exemples, dont l'un nous permettra d'envisager un cas un peu particulier, celui des guerres civiles :

1) Les attentats du 11 Septembre 2001

Lorsque les avions détournés frappent les Twin Towers à Manhattan et le Pentagone, on a parlé de "coup porté" à la puissance américaine, ou de "victoire" d'Al Qaeda, en utilisant une terminologie militaire classique. Cependant, si l'on regarde clairement les choses, ces attentats n'ont eu strictement aucune incidence directe sur la puissance militaire américaine (8), pas plus que sur sa puissance économique. Il serait absurde, à moins de penser que Ben Laden et les Talibans étaient totalement stupides, de soutenir que ceux-ci pensaient affaiblir significativement les États Unis, et pourquoi pas, dans un mouvement suivant qui eût été la suite logique de ce "coup porté", les envahir ... On a toujours tort de prendre son ennemi pour un imbécile.

Le premier et immédiat effet, qu'on passe en général pudiquement sous silence, est d'avoir donné une immense popularité à Ben Laden dans une partie importante des populations des pays arabes. Les tee-shirts à son effigie se vendaient comme des petits pains. Mais au-delà de la relance de l'industrie du tee-shirt, cela lui a donné une immense autorité sur tous les mouvements terroristes, qui lui ont fait allégeance, et permis d'avoir des moyens et des financements qu'il n'aurait sans doute pas eu autrement.

Le second effet a été de forcer les États-Unis à intervenir en Afghanistan. Certes le résultat final pour Ben Laden n'a pas été celui qu'il pouvait légitimement espérer s'il considérait que Dieu se battait à ses côtés. Mais au moins il a pu, ses troupes surtout d'ailleurs, affronter son ennemi, et tuer ses soldats. Et notons que le résultat final n'est pas forcément mauvais pour les Talibans, puisque ces derniers contrôlent une grande partie du territoire afghan, ont renforcé leur pouvoir et leur influence au Pakistan, et qu'on peut constater que seule une présence continue des forces américaines les empêche de reprendre la totalité de l'Afghanistan. Lesquels américains ne pourront quitter le pays que s'ils réussissent à négocier avec les Talibans, ce qui les forcera à reconnaître la légitimité du pouvoir de ceux qui ont soutenu leur "archenemy" et sont coresponsables des attentats du 11 septembre 2001.

2) Les tirs de roquettes à partir de la bande de Gaza

Lorsque, comme cela a été le cas en particulier en 2008-2009 et en 2012, diverses organisations mettent en œuvre, à partir de Gaza et en direction d'Israël, des campagnes massives de tirs de roquettes à plus ou moins longue portée, est-ce qu'ils imaginent vraiment atteindre les forces militaires israéliennes, ou massacrer la population ? Compte tenu de ce que ces roquettes sont dépourvues de système de guidage un tant soit peu précis, on peut penser que pour atteindre un tel objectif, il en faudrait une quantité proprement inimaginable. Là encore on peut imaginer que les responsables de ces divers groupes ne sont pas totalement idiots.

Par contre, montrer qu'on est capable d'organiser une telle campagne, montrer qu'on est capable d'attaquer l'ennemi, c'est augmenter son prestige parmi les siens. Et surtout ne pas le faire alors que les autres organisations le font, c'est la certitude d'une perte immense de prestige.

De son côté, Israël ne peut en aucune façon laisser  ces tirs sans réponse. Quelle que soit l'efficacité, contestée, du "Dôme de Fer", et quelque soit l'inefficacité, constatée, des tirs de roquettes, il n'est absolument pas envisageable pour les israéliens de se laisser tirer dessus sans réagir. Et comme depuis l'affrontement avec le Hezbollah au Liban en 2006, les israéliens ont compris que les attaques aériennes ne suffisent pas, il faut intervenir au sol. C'est là que les choses se compliquent, car intervenir au sol c'est intervenir sur le terrain, préparé, des organisations palestiniennes, et c'est surtout, compte tenu de la densité de population, inévitablement causer de très nombreuses morts de civils, ce qui ne peut que mettre en cause la légitimité de l'action israélienne. D'autant que l'intervention ne règle rien et qu'une fois l'intervention terminée les troupes israéliennes repartent, jusqu'à la prochaine fois. Donc quelque soit le résultat de l'intervention militaire, l'opération peut être considérée comme une victoire politique pour les organisations à l'origine des tirs de roquettes.

3) Les attentats de 2015 en France

Repenser les stratégies terroristes
Pour comprendre ce dernier exemple, il nous faut tout d'abord examiner comment notre analyse peut s'appliquer au cas des guerres civiles.

En effet on pourrait nous objecter que dans le cas d'une guerre civile, cette notion étant entendue depuis le terrorisme intérieur, comme celui pratiqué par l'ETA ou Action Directe, jusqu'aux affrontements armés qui embrasent tout ou partie d'un pays (9), l'idée d'attirer l'ennemi sur son terrain n'a pas de sens, puisque toutes les forces sont déjà sur le même terrain. C'est vrai, même si parfois les "rebelles" sont concentrés sur une partie du territoire (10) ;  c'est vrai aussi dans le cas d'un affrontement qui suit l'occupation ou de l'annexion d'un territoire par un ennemi.

Mais ici le terrain d'affrontement, ce qu'il faut gagner, est la population qui occupe ce territoire, de façon à rendre l'occupation impossible ou trop coûteuse en ressources humaines et matérielles. Et c'est aussi avoir une vue trop restreinte de ce qui est le champ sur lequel se produit l'affrontement. Dans l'histoire c'est le territoire physique, la terre, qui faisait la force, et les conflits étaient des conflits territoriaux : le vainqueur était celui qui s'emparait du territoire de l'adversaire. Puis est venue l'époque industrielle : détruire ou s'emparer des usines de l'adversaire, protéger ou déplacer (11) les siennes, était devenu un enjeu stratégique essentiel. Aujourd'hui c'est la structure sociale qui fait la richesse des nations, et l'enjeu stratégique s'est déplacé, au point que l'on parle aujourd'hui de guerre "au sein des peuples" (12). Ce sont donc les peuples qui deviennent l'enjeu de l'affrontement : est vainqueur celui qui réussit à rassembler un peuple autour de lui.
 
Là encore, le terroriste cherche à gagner de l'influence et du prestige par ses actions, mais il essaye aussi de forcer son ennemi à agir de façon à ce qu'il perde son emprise sur l'objet du conflit. En pratique cela revient à forcer l'ennemi à s'en prendre à la population. Le cas classique dans le cas d'une guerre contre une force d'occupation par exemple, c'est l'attentat qui vise des forces occupantes et les pousse à des mesures de rétorsion contre la population civile, ce qui force cette dernière à s'engager contre l'occupant (13).
 
Ces précisions permettent d'analyser les attentats de janvier 2015 en France. Le choix des cibles, intellectuels auteurs de "blasphèmes", juifs, membres des forces de l'ordre, visait de toute évidence à dresser une partie de la population française contre une autre partie, vue comme le territoire à conquérir, constituée de tous les français et résidents musulmans. À ce jour cette tentative a échoué, même si on a pu voir une esquisse de concrétisation, au travers de l'augmentation des actes "islamophobes". Et on ne dira jamais assez fortement que ceux qui font planer le spectre d'une possible confrontation armée avec les musulmans de France sont objectivement les complices d'Al Qaeda et de l'État Islamique.
 
On est un peu plus perplexe pour ce qui concerne les attentats du 13 novembre 2015. Certes, lorsqu'on est un "bon musulman", du moins au regard des fondamentalistes, le vendredi on va à la prière et on rentre chez soi, on ne va pas au stade ni à la terrasse d'un restaurant. Mais cela ne représente sans doute que quelques milliers de personnes en France. On peut donc dire que l'attaque a visé de manière indiscriminée la totalité de la population française. Ce n'est pas ainsi que les terroristes vont réussir à dresser une partie de cette population contre l'autre.

On peut dire, comme Gilles Kepel lors de ses diverses interventions après les attentats, que c'est peut-être une erreur de la part des commanditaires, qui sont "allés trop loin". Nous partageons cette analyse. Les terroristes nous apparaissent tout-puissants, étant capables de frapper où, qui et quand ils veulent. Nous en déduisons, c'est un biais de raisonnement trop classique, qu'ils sont par conséquent suprêmement habiles. C'est illogique et c'est faux : ils peuvent aussi commettre des erreurs, et ils viennent probablement d'en commettre une.

On peut aussi penser que l'État Islamique, qui se veut un état (14), a été saisi par l'hubris : je suis attaqué, donc je réponds ; à ce titre les attentats du 13 novembre pourraient être envisagés comme une riposte militaire aux actions entreprises par la Coalition, destinée, qui sait, à remonter le moral un peu flageolant des troupes, tout en assurant le prestige de son commanditaire.
 
Au terme de notre analyse on peut s'interroger sur son caractère opératoire. Avoir ainsi, nous le pensons, dévoilé les stratégies terroristes, peut-il servir à l'action politique ou à l'action antiterroriste ? Ce sera aux hommes et femmes d'action de répondre, mais pour ce qui nous concerne, il nous semble important d'apprendre à connaître, et le présent travail ne peut être qu'un commencement dans cette voie, le terrorisme qui est notre ennemi. Nous terminerons en citant cette phrase tirée de l'ouvrage célèbre de Sun Tsu (15), qui nous conforte cette idée :
 
"Connais ton ennemi et connais-toi toi-même, eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux.
"Si tu ignores ton ennemi et que tu te connais toi-même, tes chances de perdre et de gagner seront égales.
"Si tu ignores à la fois ton ennemi et toi-même, tu ne compteras tes combats que par tes défaites.
 
Xavier CONSTANT
Juriste, diplômé de l'enseignement supérieur en Relations internationales
 
Notes :
(1) Qu'on pense seulement au courage des Londoniens sous les bombardements allemands.
(2) Maîtrise de l'Arabie Saoudite pour Al Qaeda, entre autres, califat mondial pour Daesh ...
(3) On peut à ce sujet s'étonner de l'apparente facilité avec laquelle les commanditaires trouvent des candidats pour les attentats-suicide. Cela ne tient pas à la religion puisque les premiers à avoir utilisé ce mode d'action sont les Tamouls du LTTE, d'inspiration hindouiste. On peut invoquer sans doute un phénomène sectaire, en référence en particulier à l'Ordre du Temple Solaire, ou bien peut-être un comportement archaïque qui voit les jeunes mâles se sacrifier pour assurer la survie du groupe. Mais tout ceci, dans l'attente d'une recherche sans doute difficile à mener, n'est qu'hypothèses.
(4) Nous faisons référence ici évidemment à Carl Schmitt pour qui le politique, dont fait partie la guerre, est le lieu de la distinction ami-ennemi.
(5) On comprendra aisément qu'en passant à la limite, si le terroriste arrive à affronter son ennemi en combat au corps à corps, la supériorité technologique peut être totalement annulée.
(6) Ce cas de figure n'est malheureusement pas que théorique : il suffit de penser à l'attaque d'une population civile non préparée, comme ce qui s'est passé à Paris le 13 Novembre 2015, cas que nous étudions au point 3.
(7) Il suffit ici d'évoquer la "Chevauchée du Prince Noir", qui aboutit à l'humiliante défaite de Poitiers du 19 septembre 1356.
(8) Bien au contraire, celle-ci n'a fait que s'accroître depuis ...
(9) De ce point de vue, la Guerre de Sécession américaine (Civil War) ne serait pas une guerre civile, pour être l'affrontement d'entités étatiques, mais ceci est secondaire.
(10) Par exemple les Talibans retranchés au Pakistan dans les "Federally Administered Tribal Areas", ou Zones Tribales.
(11) Comme les soviétiques en 1941-42.
(12) "War amongst the people" concept exposé en particulier par Rupert Smith  dans son livre "The Utility of Force" - Penguin Books 2006 ".
(13) À ce titre d'ailleurs, et quel qu'ait été le vocabulaire de l'occupant allemand,  l'essentiel de l'action de la Résistance pendant la seconde guerre mondiale s'est exercée en dehors d'un cadre terroriste...
(14) Il en a d'ailleurs toutes les caractéristiques : un territoire, une population, un ordre juridique, un cadre politique, même si ces deux derniers éléments nous paraissent inacceptables. Il ne lui manque que la reconnaissance internationale, qui est peu probable...
(15) Fin de l'article 3 de cet ouvrage dont le titre est improprement traduit, en référence à Machiavel bien sûr, par "Art de la guerre", alors qu'une traduction plus proche du texte serait "Règles du combat".



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