Dans votre essai vous portez un regard sévère sur l’attitude des Français et des Britanniques dans leur action à l’égard des minorités chrétiennes et yézidies issues de l’Empire ottoman. Doit-on faire un énième acte de repentance ?
Mon propos ne vise pas à jeter la pierre, mais de proposer un examen critique des politiques impériales française et britannique menées au début du siècle dernier afin de mieux mettre en évidence une troublante similitude dans le comportement pour le moins équivoque manifesté par les chancelleries occidentales vis-à-vis des chrétiens depuis le déclenchement de la guerre en Syrie. Si l’on s’intéresse au cas de l’abandon par la puissance mandataire française de la Cilicie scellé par les accords d’Angora de 1921 entre Paris et les rebelles kémalistes nationalistes, on s’aperçoit assez nettement de la divergence de vues entre l’état-major de l’armée française. En prise aux réalités du terrain, l’armée du Levant ne partageait pas la même analyse que celle du Quai d’Orsay animée par d’autres ambitions et dont l’absence de vision s’avérera à la fois funeste pour les chrétiens et les autres minorités de Cilicie, mais aussi pour le propre intérêt national de la France. Aujourd’hui encore les Syriens – toutes confessions confondues – vivent comme une profonde humiliation l’amputation du sandjak d’Alexandrette cédé par la France – puissance mandataire – à la Turquie en 1939, cette Alsace Lorraine qui abrite Antioche, berceau de la chrétienté et abandonné par la France, « Fille aînée de l’Église »….
Qu’est-ce qui vous motive à soutenir que les élites chrétiennes du Levant ont été en partie coresponsables de leur malheur ?
L’absence de sens politique, mais aussi une naïveté pour ainsi dire « mortelle » a eu raison de tout un pan de l’intelligentsia arméno ottomane, laquelle entretenait une relation quasi incestueuse avec des cadres dirigeants du Comité Union et Progrès, planificateurs et exécuteurs de l’extermination de la nation arménienne. Certains hauts responsables arméniens au plan communautaire et national (ottoman) étaient convaincus de la possibilité d’importer un cadre normatif occidental sans tenir compte des réalités locales. Il était en effet impensable d’appliquer une citoyenneté pleine et entière pour toutes les composantes de cet Empire multiconfessionnel. « Notre religion commune c’est la liberté », disait l’avocat et homme de lettres arménien élu député, Krikor Zohrab dans l’euphorie de la prise du pouvoir par les Jeunes Turcs en 1908 et le rétablissement de la Constitution ottomane de 1876, confisquée par le sultan Abdul Hamid. Lui et tant d’autres croyaient-ils réellement que leur nation réduite au servage par leurs voisins et maîtres turco-kurdes allait s’émanciper du jour au lendemain et passer d’un statut de dhimmi à celui de citoyen ? Pensaient-ils réellement calquer un modèle occidental inapplicable en l’espèce en insufflant un changement par le haut ? De la même manière la Constitution ottomane de 1876 n’avait-elle pas établi la souveraineté populaire, dans la mesure où la souveraineté était identifiée à l’autorité du Sultan et calife de l’islam ?
Dans un tout autre contexte, les chefs de milices chrétiennes au Liban portent à leur tour une funeste responsabilité dans l’affaiblissement considérable des Maronites et des autres confessions chrétiennes au sortir de la guerre du Liban.
Dans un tout autre contexte, les chefs de milices chrétiennes au Liban portent à leur tour une funeste responsabilité dans l’affaiblissement considérable des Maronites et des autres confessions chrétiennes au sortir de la guerre du Liban.
Les chrétiens d’Orient peuvent-ils procéder à une sorte d’aggiornamento pour sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui ?
Cette refonte du logiciel doit passer nécessairement par une sécularisation du fait religieux. Ce discours n’est pas nouveau, il consiste à créer les conditions pour que les chrétiens et les yézidis ne se pensent plus comme « minorités protégées », mais comme citoyens jouissants des mêmes droits et devoirs que leurs compatriotes. De leurs côtés les décideurs occidentaux qui soutiennent leur maintien sur leurs terres ancestrales doivent comprendre que le meilleur moyen de leur venir en aide est de s’inscrire dans un combat au nom de la défense des droits de l’homme et de la promotion de la diversité au Machrek, qui pourrait avoir des répercussions positives pour la stabilité des pays du bassin méditerranéen. Séculariser cette question essentielle passe aussi par la prise en compte de l’émergence et de la consolidation des diasporas au cours des trois dernières décennies. Le poids sans cesse croissant des diasporas a provoqué un rééquilibrage des rapports de force favorables aux communautés chrétiennes de rite oriental établies en Occident. Les agendas, les stratégies diffèrent, de nouvelles lignes de fracture apparaissent aussi. Il faut espérer qu’un nouveau clergé qui vit dans la dualité et formé dans une double culture puisse jouer un rôle dans ce sens.
Propos recueillis par Éric Denécé
(1) Tigrane Yégavian, Minorités d’Orient, les oubliés de l’Histoire, éd. du Rocher, 228p. 14,90 €
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L'auteur
Diplômé de Science Po paris et des Langues'O, Tigrane Yégavian est journaliste et arabisant. Il collabore notamment pour les revue Politique Internationale, Diplomatie, Moyen Orient, France Arménie et Le monde diplomatique. Il est membre de la rédaction de la revue de géopolitique Conflits.