"GUERRE"
Telles sont les réalités que nous devons réapprendre à penser après des décennies où l’idée même était oubliée.
Hart L., Stratégie, Tempus 2007"
Le mot inspire toutes sortes de métaphores : guerre des nerfs, guerre des prix, guerre des images… On a particulièrement critiqué l’emploi de « guerre au terrorisme » par F. Hollande quatorze ans après G.W. Bush (qui avait été moqué pour cela en 2001 : fait-on la guerre à une stratégie comme la Blitzkrieg ?). Voire la guerre au virus d’Emmanuel Macron (fait-on la paix avec un bout d’information génétique ?). De même, quand Bruno Le Maire parle de faire la « guerre économique et financière totale » à la Russie pour sanctionner l’invasion de l’Ukraine, il doit retirer sa phrase : ce vocabulaire martial pourrait donner prétexte à une escalade militaire. Pourtant, l’expression guerre économique se banalise pour désigner une forme exaspérée de la concurrence, celle qui recourt notamment à des pratiques d’espionnage ou d’influence, à priori du ressort de l’État et hors de la sphère de l’échange marchand.
Mais, hors l’usage métaphorique (un conflit si intense qu’il serait « comme » une guerre), la guerre, la vraie, avec des avions et des blindés, n’est pas si facile à cerner. Une des raisons est que, même lorsqu’un État comme la France emploie ses forces armées, le politique préfère parler de coopération, de mission de paix, d’OPEX, d’intervention lointaine – si possible dans le cadre d’une mission internationale, voire humanitaire – de lutte contre des forces terroristes, mais pas de guerre. Que ces interventions soient présentées comme des opérations de police destinée à arrêter des criminels et où la probabilité que l’ennemi nous inflige des dommages sur notre territoire (sauf opérations terroristes) est nulle, renforce le tabou. Pour la petite histoire, la dernière déclaration de guerre en bonne et due forme, entre États souverains, considérant leurs relations comme une alternance de périodes de paix et de guerre explicitement reconnues, date de… 1945.
La définition redevient cruciale au moment où l’on envisage, sinon le recours au nucléaire, du moins des mesures de contrainte non armées, livraisons d’armes à un des belligérants, et un dommage lourd (sanctions) comme substitut au fer et au feu.
Quelques vérités se rappellent à nous en Ukraine : La guerre suppose mort d’hommes administrée collectivement (le plus souvent par des organisations d’État spécialisées du nom d’armées), usant d’outils spécifiques (des armes, justement) obéissant à une autorité et à des fins politiques. Ceci dans un cadre juridique et moral exceptionnel (un pays est ou n’est pas « en état de guerre »). Elle oppose des communautés naturelles (naturelles au sens qu’on y appartient généralement par la naissance plutôt que par un choix calculé) (même si le mercenariat se développe). La guerre est une catégorie anthropologique : la période où les autorités politiques ou religieuses proclament que ce n’est plus un crime que de tuer l’ennemi commun. Elle le distingue de l’ennemi privé que l’on combat pour ce qu’il est ou pour ce qu’il nous a fait, non par ordre d’une autorité commune et comme membre d’une autre Nation. La guerre est ostensible, spectaculaire : elle mobilise toutes les énergies d’une Nation et, par ailleurs, elle fonde l’existence même de l’État, le souverain qui décide qui est l’ennemi. Tout en elle est proclamation pour l’Histoire, c’est pourquoi elle vise souvent au sublime et tombe facilement dans l’emphatique. La guerre vise à imposer le silence à l’autre. Que ce soit le silence de la honte du vaincu, celui de la mort ou de la soumission. En ce sens la guerre est une rhétorique sanguinaire. La guerre, enfin, vise à briser la volonté politique d’un acteur, à lui imposer une paix où il perd une province ou son pouvoir. Sa fin est politique : un ordre durable. Telles sont les réalités que nous devons réapprendre à penser après des décennies où l’idée même était oubliée.
Hart L., Stratégie, Tempus 2007"