Les prémisses de l’intelligence économique dans les armées françaises : guerre économique, renseignement et conflits durant la guerre 14-18



Publié par VN le 6 Juillet 2022

Alors que de nombreux cabinets d’intelligence économique fleurissent et que la maîtrise de l’information économique s’impose comme une arme de pouvoir incontournable, l’histoire nous chuchote que ces pratiques ne sont pas nées de l’air digitale dans laquelle nous vivons. Si la sécurité et le renseignement économique sont aujourd’hui l’apanage des gouvernements, l’institution militaire française avait intégré dès la première guerre mondiale la nécessité de contrôler l’information économique pour anticiper les itinéraires stratégiques de ses ennemis supposés. L’étude historique souligne que les perspectives d’actions économiques, s’appuyant sur un travail de renseignement, ont permis d’appréhender les failles et les fragilités d’un système et d’une industrie : celles du système guerrier allemand.



D’une guerre purement militaire à une guerre multiforme : l’offensive économique au cœur de la grande guerre
 
L’intelligence économique, dont l’illustre triptyque repose sur la veille, la protection des informations et l’influence, permet à celui qui l’utilise de mieux appréhender son environnement économique et d’orienter ses décisions en conséquence. Savoir protéger son organisation de tentatives d’intrusion étrangères et maitriser l’art de collecter l’information stratégique d’organisations concurrentes sont autant de compétences aujourd’hui développées par les cabinets d’intelligence économique. Pourtant, ceux-ci ne furent pas les premiers : c’est l’armée française qui la première mis au point des outils et stratégies de l’ancêtre de l’intelligence économique…
 
Durant la grande guerre, le haut commandement français a en effet promu des changements doctrinaux, organisationnels et politiques dans l’objectif d’accroître l’importance accordée aux considérations économiques de la guerre. Après un travail de recherche, il vint à l’idée d’une partie de ce commandement de toucher et d’affaiblir l’ennemi par de nouveaux spectres. Il est alors apparu évident que l’offensive militaire devait se doubler d’une offensive économique, qui affecterait tout autant les populations. En effet, en temps de guerre, toute privation supplémentaire touche accable les civils : c’est pourquoi les Alliés décidèrent de contrôler le commerce mondial du tabac et du café, dans l’espoir de priver les Allemands de ces denrées addictives et essentielles à leur moral. Ces mesures de blocus, dès 1916, furent orientés par les travaux de veille et de recherche de l’État-major de l’Armée, qui utilisa le renseignement économique comme outil de pouvoir et arme de privation.
 
Ainsi, dès 1916, une coopération interalliée acta le début d’une guerre d’offensive économique permettant « l’application de méthodes nouvelles, fondées sur le contrôle, la collaboration », comme souligné par le ministre du commerce français Étienne Clémentel. Pour établir les listes noires d’éléments desquels priver les ennemis, les Alliés cherchèrent des renseignements sur la vie commerciale des pays ennemis en interceptant des courriers postaux, les pratiques de renseignements économiques étant légitimées en temps de guerre. Dans le même temps, l’opinion publique participait à cette guerre informationnelle, notamment en menant des campagnes de revanche commerciale contre les produits allemands dans la presse.
 
Des propositions d’espionnage industriel émergèrent même en la personne de l’agent Joseph Béha, qui proposa d’envoyer des acheteurs suisses en Allemagne pour collecter des informations stratégiques sur l’industrie et les marchandises allemandes, et dont le plan fut soigneusement étudié avant d’être rejeté par l’État-major. Même les agences privées de renseignements commerciaux cherchèrent à prendre part à l’effort de guerre en proposant de renseigner le ministère de la guerre sur les entreprises françaises aptes à travailler pour eux en observant leur modèle économique. L’agence Leblanc proposa par exemple de mettre à la disposition de l’EMA ses archives sur différentes opérations de service dans l’objectif de soutenir le sous-secrétariat d’État aux Munitions.
 

Les prémices de l’intelligence économique : une considération graduelle malgré une opposition entre gouvernement et État-major
 
Si les hommes se sont toujours fait la guerre en utilisant des leviers économiques, la doctrine établie jusque-là était plutôt celle du doux commerce de Montesquieu ou du libre-échange heureux et serein de Ricardo. Tant que tout allait bien dans le meilleur des mondes, le marché restait un lieu d’échange et le commerce international un moyen de bâtir la paix en choisissant de compter sur l’autre. L’État-major français, conscient de l’échec de cette vision idéaliste, considéra l’arme et la menace économiques comme des enjeux majeurs à adresser pour vaincre l’ennemi. En conséquence, il organisa des missions de veille, comptant sur le patriotisme français, et d’influence auprès de ses alliés.
 
Ces travaux d’intelligence économique anticipés n’auraient rien été sans la détermination du capitaine puis commandant François-Marsal, qui œuvra à faire reconnaître le caractère essentiel de la recherche économique dans la lutte contre l’ennemi. Le capitaine reçu par le général Joffre la mission de faire parvenir diverses notes d’information à des ministres, hauts fonctionnaires et parlementaires, en les informant de la nécessité d’entamer une guerre économique pour affaiblir politiquement l’Allemagne. Cette mission d’influence, que l’on pourrait aujourd’hui comparer à du lobbying, constitue également l’un des triptyques de l’intelligence économique.
 
Pour mettre en place ces mesures de blocus et de régulation sur le commerce international, un comité interministériel de restriction des approvisionnements et du commerce de l’ennemi fût créé. Le royaliste Denys Cochin fût placé à sa tête par Aristide Briand, qui souhaitait améliorer le dispositif de guerre économique tout en préservant les habitudes françaises. Ainsi, les nécessités de la guerre économique exprimées par les militaires n’ont été que partiellement écoutées et considérées comme légitimes et urgentes par le gouvernement qui plaça un anti-républicain à la tête du comité. Cependant que les Alliés se battaient contre l’ennemi durant l’hiver 1916-1917, un nouveau rapport de force entre l’institution militaire et le gouvernement faisait rage, à la suite duquel François Marsal fut évincé du cabinet de ministre.
 
C’est l’arrivée au pouvoir de Georges Clémenceau qui facilita la mise en place d’une réelle stratégie de guerre économique. Le président du conseil, un proche de François Marsal, décida de la création d’un ministère au Blocus destiné à faire appliquer des mesures restrictives pour contraindre l’économie allemande et asphyxier son système jusqu’à la défaite.
 

La captation de l’information économique stratégique : la saisir et la contrôler pour vaincre et prospérer
 
Ce que les militaires français ont compris pendant la grande guerre est le fondement même de l’intelligence économique. D’une part, une meilleure circulation et protection de l’information stratégique pourrait bénéficier aux entreprises françaises. D’autre part, une captation de l’information des entreprises et mouvances économiques étrangères nous protégerait des potentielles nuisances des acteurs internationaux. Malgré des débats houleux, il est devenu évident pour les décideurs français que la lutte économique devait être centrale et requérait des moyens et un élan patriotique fort, puisque l’information est à la disposition de tous et de chacun…
 
Malgré une prise de conscience anticipée, ce n’est qu’en 2003 qu’une fonction de Haut responsable chargé de l’Intelligence économique fût finalement créée en France, avec l’objectif de bâtir une démarche stratégique pour les entreprises françaises sur le fonds de veille concurrentielle.  Ce retard est d’autant plus étonnant que l’espionnage et la guerre économique sont des notions nées dans le champ militaire français avant d’être diffusée chez les alliés anglais et américains, qui se l’approprieront dans le champ civil.

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