Hégémonie et affrontements hégémoniques à l’âge des révisionnismes (3/3)



Publié par Irnerio Seminatore le 27 Novembre 2024

Le relativisme culturel face à l’hégémonie universelle. Dans un monde en mutation où l’universalité des droits de l’homme et des principes démocratiques est de plus en plus contestée, cet article explore les tensions entre relativisme culturel, légitimité autocratique et aspirations hégémoniques. Irnerio Seminatore nous invite à réfléchir aux chocs civilisationnels, aux stratégies d’alliance et à l’émergence de nouvelles formes de domination dans un système international instable.



Relativisme culturel, universalité contestée, légitimité autocratique

Le relativisme, l’universalité et la légitimité démocratique sont les limites les plus évidentes de l’hégémonie occidentale pour l’univers non européen. Le relativisme culturel comme socle théorique de l’universalisme européen s’inscrit dans une tradition longue qui va de la pensée contre-révolutionnaire de Joseph le Maistre et d’Edmund Burke, jusqu’au libéralisme de Isaiah Berlin et aux exégètes autoritaires de la guerre froide. Il est emprunté aujourd’hui pour soutenir la conviction que la culture de l’occident est supérieure à celle d’autres modèles culturels. Une lecture pluraliste de l’universalisme des Lumières nous pousse à comprendre les effets du rejet de ce relativisme culturel, qui conduit les intellectuels et les dirigeants de la Russie, de la Chine, de l’Iran et de l’hémisphère Sud à contester l’universalité des droits de l’homme et à fonder la pleine légitimité du gouvernement autocratique sur le refus du concept de démocratie. Le pouvoir d’ingérence de l’Ouest est ainsi combattu par une conception jalouse de la souveraineté étatique, en particulier après l’expérience du « régime change » en Libye, Syrie, Irak. La valorisation du pouvoir autocratique apparaît comme une solution bifront, car elle sert d’une part à légitimer l’élimination de l’opposition interne et de l’autre à résister aux sirènes de l’hégémonie occidentale. L’universalité contestée de l’Occident est également fondée sur une crise profonde de l’ordre dominant du passé. La vision ethnocentrique de la scène mondiale du XVIII et XIX avait conduit à la conciliation de l’histoire et du droit naturel dans le cadre d’une sociologie de la domination des relations humaines qui assimilait l’altérité sociale à l’étrangeté et la légitimité de la domination à la « chance d’obtenir obéissance » (M.Weber). Face au révisionnisme généralisé du XXIe siècle et à la thèse selon laquelle aucune croyance, ni aucun principe moral n’est ni absolu ni universel, le relativisme culturel européen doit-il céder la place aux arguments d’un pluralisme minoritaire qui suscite la dissolution de tout ordre sociétal, de telle sorte qu’il n’y aurait plus de peuple, plus de gouvernement et plus de nation, mais seulement amalgame social sans cohésion et pouvoir politique sans légitimité ? Face aux diverses expressions du progressisme militant, qui refuse le principe de toute « vérité », l’issue du relativisme culturel trouve une solution dans son absorption dans le concept global d’hégémonie, qui définit la totalité des expressions politiques et culturelles de chaque époque historique.

Instabilités civilisationnelles et chocs anti-hégémoniques répétés

Puisque la partition politique de l’Allemagne et celle de l’Europe n’interdiront pas aux mémoires historiques de jouer un rôle de premier plan, les grandes périodes d’instabilités du futur seront civilisationnelles et leurs issues marqueront les changements des systèmes internationaux, intégrant des pays et des sociétés en pleine transformation et des unités étatiques et supra-étatiques, gouvernant sur des peuples disparates. Des guerres civiles, terroristes et hybrides rendront quotidiennes l’inquiétude et la peur, car les périodes d’instabilités civilisationnelles seront des périodes de chocs anti-hégémoniques répétés et violents. Les projections concernant des plaques tectoniques en mouvement pourraient opposer, dans un premier moment, un choc inévitable entre Orient et Occident, hémisphère Nord et hémisphère Sud, des équilibres stabilisés à l’ouest et des dislocations incessantes par vagues et par contagion à l’est. Puis, dans un deuxième temps, une incessante répétition de chocs chaotiques s’installerait face au vide d’un pouvoir, las de combattre, et imposerait le retour d’un ordre totalitaire ou masqué, consacrant l’émergence de nouvelles hégémonies politiques et civilisationnelles.

L’OTAN et les alliances militaires dans une période d’instabilités élargies. Trimarium et Mitteleuropa, théâtres de guerre de demain ?

L’alliance peut être définie comme une entité de coordination politique et militaire dans laquelle des acteurs se joignent à d’autres pour affronter un ennemi ou une menace commune et donner suite à un intérêt commun de sécurité. L’Alliance atlantique et le vieux Pacte de Varsovie ont représenté pour la communauté stratégique internationale les paradigmes référentiels de l’idée d’alliance. L’avènement de la multipolarité a entraîné la constitution de plusieurs réseaux d’acteurs, dont la particularité est moins de vouloir renverser l’ordre international, que d’obtenir une meilleure place en son sein, cherchant à conserver leur marge de manœuvre dans un espace plus aléatoire et incertain. L’OTAN, stipulée dans une période d’antagonismes irréductibles et de confrontation militaire probable dans le théâtre du centre-Europe fait aujourd’hui un semblant d’unité autour d’un soutien inconditionnel à l’Ukraine, du refus d’une grande négociation sur les conditions de sécurité égale en Europe et en Eurasie, ainsi que du déplacement des axes de conflit vers l’Est. L’exigence de maintenir une présence américaine renforcée sur le continent trouve son expression durable non seulement dans l’alliance atlantique, mais aussi dans l’Initiative des trois mers ou « Trimarium » (la Baltique, la mer Noire et l’Adriatique, jusqu’à la mer Égée), lancée en 2015 par la Pologne et regroupant treize États membres. Le but en est la création d’une zone tampon du port de Hambourg à celui de Trieste, au cœur de la vieille Mitteleuropa et de Costanta, sur l’estuaire danubien de la mer Noire. Il s’agit de tempérer les tensions et les instabilités en Europe centrale et dans les Balkans entre Germains, Slaves, Latins et ottomans parallèlement à l’élargissement de l’OTAN vers l’Est, avec une implication de la Moldavie, en cas d’affrontement avec la Russie. La consolidation d’un nouveau « rideau de fer » du Golfe de Finlande à Trieste a pour signification de désaligner les arrières du conflit russo- ukrainien, en cas de poursuite du conflit en Europe centrale, suite, éventuellement à la défaite de l’Ukraine, en verrouillant la Mitteleuropa. Compte tenu du fait que l’Initiative des trois mers reprend une idée de Nicholas Spykman de 1942 dans son livre « America’s strategy on World Politics », la guerre par procuration conduite par l’Amérique en Ukraine et la constitution d’une initiative de solidarité maritime du Nord et du Sud du continent européen, marque la convergence de l’adoption des projets de deux grands théoriciens de la géopolitique américaine, Spykmann et Bzrezinzki. Quelle est la signification géopolitique de l’initiative des trois mers ? Celle de créer un dialogue nord-sud sur différents enjeux, susceptible de favoriser les échanges et la paix ou, en revanche, celle de creuser un fossé entre la Russie et la partie occidentale du continent, en excluant la Russie et l’Italie et secondant les ambitions de la Pologne et celle de la Croatie dans la Méditerranée ?

Limiter l’accès de la Russie aux océans

Au cours des derniers trois siècles la Grande-Bretagne puis les États-Unis ont poursuivi des tentatives constantes pour nier l’accès de la Russie aux océans du monde et au XIXe pendant la guerre de Crimée (1853-1856) les diplomaties européennes n’hésitaient pas à déclarer que l’objectif de la guerre était de repousser la Russie en Asie et de la couper des affaires européennes. Ce fut en souvenir de ce précédent que Moscou, en réaction au coup d’État soutenu par l’Occident en 2014, s’empara de la Crimée pour ne pas perdre sa flotte de la mer Noire au profit de l’OTAN. Le sabotage des accords de Minsk (2012-2015), ainsi que des accords de paix d’Istamboul (2022) avaient une signification évidente : armer l’Ukraine pour qu’elle reprenne la Crimée et fasse de Sébastopol le port stratégique de l’OTAN pour le contrôle de la mer Noire, repoussant la Russie vers la masse continentale. Il s’agissait d’une transformation géopolitique du vieux « Grand Jeu », qui avait opposé au XIXe en Asie centrale, l’Empire des tsars et l’Empire de sa gracieuse majesté. Malgré ce néo-révisionnisme historique la disparition de l’Empire britannique et la perte de statut de la Grande-Bretagne, n’ont pas interdit à Halford Mackinder et à la grande Amirauté britannique de revivre et se ré-incarner dans les desseins de l’Amérique, de Mahan et de Spykman.

Système et ses niveaux de pouvoir

Avant d’identifier les espaces de pouvoir et d’influences de la Grande-Bretagne ou des États-Unis dans le monde d’aujourd’hui il est instructif d’en définir le cadre général et abstrait, le système international.
La morphologie de cet ensemble superpose plusieurs niveaux de pouvoir :
− les pôles de puissances classiques, pluricentriques et virtuellement conflictuels (Amérique, Europe, Russie, Chine, Inde…)
− un bipolarisme global dissimulé, fondé sur un condominium à caractère asymétrique (États-Unis et Chine)
− trois grandes zones d’influence, inspirées par trois aires de civilisation, constituées par l’Europe, les États-Unis et l’Empire du Milieu.
C’est dans ce contexte que la grande scène des pouvoirs mondiaux abritera une multitude de stratégies, qui seront universelles pour les Nations unies, économiques pour les institutions de Bretton Woods, sécuritaires et militaires par le système des alliances régionales (Otan, OTSC, AUKUS...).
La singularité géopolitique des États-Unis, la grande île du monde, est qu’elle sera forcée de se normaliser comme puissance hégémonique dans l’immense étendue de l’Eurasie, centre de gravité de l’Histoire.
L’Amérique deviendra-t-elle un pôle de puissance parmi d’autres, disputé, mais toujours dominant ou bien sera-t-elle absorbée dans le mouvement ascendant de la multipolarité planétaire.

Mouvements stratégiques et antinomies d’alliances en Eurasie

Dans tout système international, le déclin de l’acteur hégémonique se signale par un resserrement des alliances militaires. Ce moment se présente comme une antinomie d’options entre les puissances conservatrices (ou du « statu quo ») et les puissances perturbatrices (révisionnistes ou insatisfaites).
Se départagent ainsi aujourd’hui les stratégies des acteurs majeurs de la scène mondiale, une stratégie défensive, de stabilisation et de vigilance active pour l’Ouest et une stratégie offensive, de subversion et de remise en cause de la hiérarchie de puissance, pour l’Est.
Ainsi, dans la conjoncture actuelle, deux mouvements stratégiques rivaux s’esquissent au niveau planétaire :
— le partenariat sino-russe, assurant une coopération de plus en plus étroite sur l’immense Heartland eurasien et une stratégie active d’autonomie et de sécurité sur la masse continentale centrale
— la stratégie du « containement » des puissances continentales par les puissances maritimes du « Rimland » (Amérique, Japon, Australie, Inde, Europe, etc.), comme ceinture péninsulaire de l’Eurasie.
Rappelons que les deux camps sont en rivalité sur les questions stratégiques et que la Chine a été définie « concurrent systémique » par l’UE
C’est par référence à la triangulation géopolitique et stratégique de la Russie, des États-Unis et de la Chine, et en sous-ordre de l’Europe, de l’Inde et du Japon que doit être comprise la liberté de manœuvre des puissances régionales au Moyen-Orient, au Golfe et en Iran et c’est là que se repère l’une des clés de la stratégie générale des grandes puissances.


Instabilité et intégration hiérarchique

Morton Kaplan, qui avait décrit, dans les années 1970, les règles de comportement des États et les conditions qui peuvent rendre instable le système de l’équilibre dans la transition du système bipolaire au système multipolaire, a affirmé, parmi ses recommandations, que dans un système à cinq pôles (USA, Europe, Russie, Japon, Chine), le rôle de l’équilibrateur (ou du balancier), a une fonction d’intégration fonctionnelle des ressources (USA versus OTAN) ; un rôle qui fut déjà bien compris par Bismark dans sa fonction « d’honnête courtier ».
Or, chaque pôle, fondé sur le principe de l’intégration hiérarchique, comporte une fixité relative des adhésions, ce qui peut constituer une menace pour les acteurs isolés et non membres du bloc (la Serbie au sein des Balkans occidentaux ou l’Ukraine et la Géorgie, considérées comme des pays tampons ou sujets à influence).
Par ailleurs l’intégration hiérarchique comporte souvent un sous-système politique commun, démocratique ou autocratique, qui renforce la stabilité du bloc et lui accorde une élasticité fonctionnelle dans les domaines de la protection et de la solidarité (soutien de l’UE à Porochenko dans les négociations de Minsk 1 et 2, de l’OTAN dans l’équipement de l’armée ukrainienne et de Soros dans les opérations de déstabilisation des « migrants » et de « régimes change ».

Équilibres de sécurité entre système et sous-systèmes

Or, si les lignes de démarcation entre les pôles étaient définies, à l’époque de la bipolarité, par la rigidité des équilibres stratégiques [équilibre dissuasif ou équilibre de la terreur], le facteur militaire, qui avait été relégué au second plan après l’effondrement de l’Union soviétique, redevient aujourd’hui la principale définition des rapports entre les pôles dans le système international de l’âge planétaire, en pleine transformation [dénonciation du traité INF et START, prolifération des armes nucléaires utilisables-Iran, Corée du Nord – doctrines de subversion et d’intimidation violentes]. Si les équilibres de sécurité entre acteurs majeurs du système résultent des alliances globales et visent à contrebalancer les coalitions adverses et à s’assurer de la stabilité du tout, l’étendue planétaire du système implique la coexistence d’un équilibre général des forces entre pôles reconnus et de multiples équilibres régionaux entre sous-systèmes dissemblables, où se définissent concrètement les relations de rivalités ou d’antagonisme entre les actants locaux. Pôles et sous-systèmes engendrent ainsi des relations complexes et hybrides, tant sur le plan militaire que civilisationnel et contribuent à donner des réponses partielles à la quête de règlements négociés, d’où dépendent les relations entre l’Europe et l’Amérique et celles de l’Europe avec le reste du monde.

Les rapports de force militaires et la synthèse diplomatique souhaitable

 

Le but d’empêcher un affrontement entre les pôles majeurs du système mondial exigerait que l’Europe, dépourvue d’unité, de cohésion et de leadership, s’implique dans une nouvelle synthèse des relations diplomatiques, économiques et militaires et conjure les menaces les plus graves, concernant leurs répercussions sur le théâtre européen.
Or, si les lignes de démarcation entre les pôles étaient définies, à l’époque de la bipolarité, par la rigidité des équilibres stratégiques [équilibre dissuasif ou équilibre de la terreur], le facteur militaire, qui avait été relégué au second plan après l’effondrement de l’Union soviétique, redevient aujourd’hui sur le devant de la scène politique internationale.



L’Empire américain et les alliances militaires

L’idée de disposer d’un relais d’alliances indispensables au rayonnement militaire dans le monde sans aliéner leur liberté d’action a été à la base du projet géopolitique et stratégique des États-Unis, à l’issue du deuxième conflit mondial. Ce fut l’exercice des responsabilités de leader de l’Occident qui élargit progressivement l’engagement des États-Unis et ses interventions dans les deux hémisphères, impliquant l’Amérique dans des conflits sans fin. Ceux-ci étaient imposés à la nouvelle puissance atlantique par l’exigence de protéger leurs États clients ou vassaux et par l’orgueil de tenir leur rang. Cette situation perdure et manifeste encore toute son importance. En effet les États-Unis sont, aujourd’hui, la puissance dominante, hégémonique. L’un des piliers de leur poids et de leur influence est constitué par un réseau d’alliances militaires mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte de la guerre froide. Le maintien et l’extension de ce réseau sont les caractéristiques incontournables de la conjoncture actuelle, qui apparaît comme la planification générale d’une confrontation à grande échelle en Europe. C’est avec une préoccupation logistique globale que les États-Unis ont déployé en 177 pays du monde 800 bases militaires avec près de deux cent mille hommes, soit le 10 % du personnel militaire de l’armée. C’est également dans ce tournant que s’inscrivent les adhésions de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. Il s’agit d’un bouclier la défense et la sécurité de la Baltique et de l’Arctique qui interdit l’accès maritime de la Russie et la repousse vers l’espace eurasiatique.

Jens Stoltemberg et l’élargissement de l’OTAN

Or, dans une perspective d’intimidation le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a affirmé en septembre 2023 que les actions de la Russie visant à empêcher l’extension de l’OTAN se traduiraient par une plus grande expansion de l’OTAN : « Le président Poutine a déclaré à l’automne 2021, et a envoyé un projet de traité pour lequel il prétendait la signature de l’OTAN de ne pas étendre l’Alliance, comme condition préalable pour ne pas envahir l’Ukraine. Bien entendu, nous ne l’avons pas signé. C’est le contraire qui s’est produit. Nous l’avons rejetée. Il est donc entré en guerre pour empêcher l’OTAN de s’approcher de ses frontières et il a obtenu une présence accrue de l’OTAN dans la partie orientale de l’Alliance. Successivement il a constaté que la Finlande avait déjà rejoint l’Alliance et que la Suède en sera bientôt un membre à part entière ». Stoltenberg n’a pas précisé pourquoi il pensait que l’expansion de l’OTAN était la cause de la guerre et il a insisté sur le fait que l’Ukraine doit faire partie de l’OTAN et que la Russie doit être stoppée en Ukraine, car elle est susceptible d’attaquer successivement les pays baltes. Malgré les déclarations de l’OTAN selon lesquelles l’alliance ne prévoit aucune action militaire contre la Russie, les décisions opérationnelles entreprises indiquent tout le contraire : les États-Unis et leurs alliés se préparent avec une extrême urgence à la guerre. Et la Pologne est considérée par les États-Unis comme un tremplin pour le début des hostilités.

Aléxis Philonenko sur Léon Tolstoï et son fatalisme théorique, in « Essai sur la philosophie de la guerre »

En pleine Guerre froide [1967], Aléxis Philonenko, commentateur de Kant et de Fichte, procédant à une relecture de « Paix et guerre » de Tolstoï et à une révision critique de la campagne de Napoléon en Russie, corrige l’idée, vulgarisée par les historiens, sur la stratégie russe, visant « ab initio » à attirer Napoléon à l’intérieur de cet immense espace continental, affirmant que le Tsar Alexandre aurait adopté une « stratégie dilatoire », doublée d’une « grande stratégie de l’approche indirecte ». Il ajoute, dans une sorte de synthèse qui opère entre la logique prospective de l’action et celle rétrospective de l’histoire comme « mouvement rétrograde du vrai », que la liaison entre les deux logiques serait constitutive du fatalisme de Tolstoï et de son mépris des « causes », les causes essentielles des guerres. Celles-ci auraient pour origine une sorte de fatalité biologique, comme le croyait aussi Henri Bergson, philosophe et diplomate français, qui revendiquait l’importance des énergies spirituelles dans la créativité humaine. Tolstoï, tout en s’accordant avec Clausewitz, Fichte et Hegel sur la puissance des forces morales reste indifférent aux causes secondes, les intrigues politiques, les calculs stratégiques et les intérêts économiques, qui seraient des évènements concomitants, surmontés par les « esprits forts », mais indiqués, après coup, comme des causes et des raisons de la guerre. Quoi de plus logique que de voir en la guerre un « phénomène irrationnel », à l’origine et à la structure animales ? L’auteur de la « Guerre et la Paix » affirme et soutient que l’ordre, le projet et le plan ne prennent leurs significations qu’une fois l’évènement achevé et que la logique rétrospective de « l’histoire pensée » aboutit aux mêmes conclusions de « l’action vécue ». En renversant l’image hégélienne de Napoléon, voyant passer en l’Empereur le destin du monde et en citant un long passage du « Mémorial de Sainte-Hélène », Tolstoï montre combien les objectifs de Napoléon étaient chimériques et contraires à son action historique. Peut-être le Maréchal von Mainstein, à l’époque de « l’Opération Barbarossa », doit avoir relevé le même contraste dans la personnalité de Hitler. Quel jugement pourra être porté demain sur Poutine, sa rationalité, ses objectifs et son régime en Ukraine et dans le monde ?

Hégémonie et subjectivité historique

Le sort du monde moderne dépend de la candidature à l’hégémonie de l’État – civilisation montante, peut – être la Chine, dans son antagonisme à l’Hégémon américain ainsi que de l’état de décomposition des nations européennes de l’ouest, déstructurées de l’intérieur par des différences éthiques hostiles et en lutte pour une autre demeure de l’homme. Rien ne s’accomplit dans le monde sans subjectivité historique et sans force morale, car l’essence ultime des forces en lutte est la volonté d’atteindre un but, jugé prééminent et suprême, celui, transcendant, de son propre peuple et de sa propre nation.


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