Géopolitique et enjeux internationaux autour de l’Arctique, interview de Victor Chauvet



Publié par Solaine Legault le 1 Octobre 2014

Longtemps délaissé, sauf par les marines de guerre et explorations scientifiques de guerre froide, l'Arctique suscite de plus en plus les convoitises. A la faveur du réchauffement climatique entre autres, sa position stratégique et ses ressources naturelles commencent à en faire l'enjeu d'équilibres régionaux en redéfinition. Victor Chauvet est l'auteur de « La Triangulaire Diplomatique : Danemark - Groenland - Union européenne, La politique énergétique, environnementale et l'intégration régionale dans l'espace polaire européen » dans la collection Inter-National des éditions L'Harmattan.




Quel est l’intérêt stratégique de l’Arctique, alors qu’on ne peut pas réellement y déployer de troupes ou l’occuper militairement ?

C’est inexact. La zone arctique est un océan entouré de terres qui comprend un ensemble de territoires, notamment des espaces côtiers et des ports stratégiques. Il y a bien des forces opérationnelles de frappe, dont un des exemples le plus connus est la base américaine de Thulé au Nord du Groenland.

Durant la Guerre-Froide, la zone arctique a bien joué un rôle majeur, notamment avec le bouclier anti-missile américain. Pour surveiller les mouvements soviétiques, un accord de défense a été signé dans les années 1950 entre les États-Unis, le Canada, le Danemark, l’Islande et la Norvège : il s’agit d’une ligne de défense balistique qui ceinture l’Arctique le long du 69ème parallèle. Cet accord est toujours actif aujourd’hui.
 
Depuis, des exercices militaires communs ont toujours régulièrement été conduits entre les pays littoraux, y compris avec la Russie jusqu’à la crise ukrainienne de cette année. La France a même participé au dernier exercice de cet été (Arctic Thunder) mobilisant pour la première fois un Rafale en condition grand froid.  

De plus, tandis que le Congrès américain a refusé de donner des dotations supplémentaires à l’armée et aux garde-côtes pour l’arctique cet été, la Russie prend une sérieuse avance en Arctique en investissant plus de 200 milliards de dollars US sur 20 ans dans des dépenses d’équipements (air-mer-terre-espace) ; de formation et surtout dans l’acquisition de nouveaux vaisseaux (le mistral français), de nouveaux SNLE et la remise à niveau de base soviétique à travers toute la région.  Il y donc bien des enjeux militaires qui peuvent déboucher sur des collaborations bilatérales.

Mais pour aller au-delà du prisme militaire, les intérêts stratégiques en Arctique sont multiformes : énergétiques (pétrole,  gaz, uranium, terres rares, etc.), maritimes (ouverture des routes maritimes, bien plus courtes que via Suez ou Panama),   halieutiques (espace naturel et préservé), voire même technologiques (nouvelles technologies, NTIC, NBIC, Cleantechs).

Canada, Russie, Etats-Unis et pays Scandinaves se partagent des accès à cette région. Comment sont régulées les relations entre ces ensembles aux intérêts divergents ?

En ce qui concerne les relations diplomatiques, la gouvernance de l’Arctique est polymorphique.  Pour ces pays dits « circumpolaires »,  sont soumis aux régimes de gestion maritime de l’OSPAR. Les accès sont côtiers, à travers la souveraineté des ZEE ; elle même sous l’égide des Nations-Unies avec la convention UNCLOS.

Au-delà des droits nationaux, l'Arctique est régi par plus de 50 accords bilatéraux, dont certains instaurant des zones de libre-échange, de libre circulation des personnes (comme à la frontière russo-norvégienne) des garanties sur les investissements internationaux (CIRDI), ou encore un prochain Code Polaire pour le transport maritime et les croisiéristes. De nombreux forums business, tels que le Arctic Business Network ou l'Arctic Circle, surnommé "Davos de l'Arctique", s'y sont très récemment créés.

Quels sont le statut et le rôle du Danemark dans la gouvernance du Groenland ?

Le Danemark est l’ancienne métropole du Groenland, car ce dernier a le statut de Pays –Territoire d’Outre-Mer (PTOM) européen. Mais au regard de son processus d’Independence, le droit communautaire ne s’y applique plus.

Aujourd’hui, il s’agit bien de deux nations distinctes. Le Danemark joue un rôle de paternité envers le jeune gouvernement groenlandais en lui versant toujours des dotations annuelles importantes : 3,2 milliards de couronnes versées par an (soit plus de 400 millions euros). Aujourd’hui, le Groenland est bien dans une « indépendance avancée » car le gouvernement maitrise la majorité de ses politiques. Le Danemark  administre seulement la défense et les affaires étrangères du Groenland.

Un dernier point stratégique maintient les relations entre les deux territoires : les ressources naturelles. Même si le « cas groenlandais » était un véritable fardeau pour le gouvernement danois, ce dernier a négocié un accord de partage des bénéfices. Les 75 premiers milliards de couronnes (environ 10 milliards d’euros) seront pour  le  gouvernement territorial, si les bénéfices vont au-delà, un partage de 50 % est défini, déduit des subventions annuelles du Danemark. Si les bénéfices viennent à dépasser les subventions annuelles, de nouveaux accords devront être négociés.

Le Danemark a-t-il les moyens (militaires et/ou politiques) d’exercer sa souveraineté sur cette région ?

C’est une relation complexe et historique que le Danemark entretient avec le Groenland. C’est principalement grâce à ce lien, ainsi qu’avec les îles Féroé que le Danemark conserve un véritable statut de pays arctique. Ce bloc politique forme le Royaume du Danemark. Néanmoins, au regard des autonomies avancées des deux territoires, le Danemark à des moyens et une portée politique de plus en plus limités. 

Militairement, le Danemark a, en théorie, les moyens militaires d’exercer sa souveraineté. Mais les activistes de Greenpeace sont une menace limitée. La défense du Groenland reste malgré tout bilatérale même si officiellement sous protection de l’armée danoise (seulement 16 500 hommes). La défense du Groenland est assurée par une cinquantaine de personnes sous les ordres du chef d’État-Major danois.

Eu égard de moyens extrêmement réduits pour assurer la sécurité de son territoire maritime immense : 2 186 000 km2 et 615 000 km2, le Danemark a délégué depuis la Seconde Guerre mondiale une partie de sa défense aux États-Unis et à la Grande-Bretagne.
 
De plus, l’OTAN ne s’est toujours pas auto-saisi pour développer une présence et/ou une stratégie arctique. Si les états scandinaves poussent pour cela, le Canada de Stephen Harper freine les éventuelles initiatives. Un comportement logique au regard de la stratégie canadienne en arctique plus axée autour du NORAD que de l’OTAN.

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Quelles sont les revendications des populations locales ? Le Groenland a-t-il l’ambition et la possibilité de devenir un acteur régional majeur ?

Absolument. Cette question est d’autant plus importante que les populations locales le revendiquent. Le Groenland, bien que n’étant pas juridiquement encore un pays, remplira certainement à l’avenir un rôle majeur dans la région, voire mondialement. En effet, le Groenland à des bons arguments.

Géographiquement, le Groenland à une position centrale pour les routes maritimes arctiques (Arctic Bridge). C’est sans contestation un véritable point d’ancrage pour le continent européen et Nord-américain. En matière énergétique, les chiffres, bien que prospectifs, sont conséquents : 31 milliards de barils de pétrole et de gaz se trouvent sur la côte Nord-Est, en plus de 17 milliards à l’Ouest et dans le bassin Est du Groenland, soit 48 milliards de barils environ, 80 milliards de m3 de gaz, 600,000 tonnes d'uranium (3ème réserve mondiale), 2ème réserve mondiale de terres rares, etc. De plus, ses ressources halieutiques importantes font de sa ZEE un espace convoité et utilisé notamment par Bruxelles.

Tous ces atouts sont des éléments utilisés par le jeune gouvernement à des fins de séduction géoéconomique pour son propre développement. Cette stratégie incarne une forme de couverture stratégique (« Hedging »).  Il s’agit d’une doctrine qui vise à attirer des partenaires plus « gros » (eux-mêmes concurrents entre eux) sur son territoire dans le but de créer une valeur géopolitique et géoéconomique artificielle.

Attention tout de même à ne pas tomber dans une analyse idéaliste, car les territoires arctiques doivent faire face à certains types de difficultés : géographiquement bien sûr, avec 0,03 habitant/km2, le Groenland a donc une maîtrise territoriale très difficile avec des conditions climatiques extrêmes. Un « déterminisme géographique » et l’implantation géographique d’un territoire brident-ils forcément son développement ?

Il y a également un manque important de main-d’œuvre qualifiée, nécessaire aux emplois techniques du secteur énergétique  et de nombreux  problèmes sociaux comme par exemple l’alcoolisme et le suicide. 

Quelles sont les positions de l’UE et de l’OTAN sur l’Arctique ?

L’Union Européenne n’a pas de réelle feuille de route pour le développement de l’Arctique. Néanmoins, parce que certains de ses états-membres sont directement concernés par les problématiques arctiques, l’UE dispose d’une certaine légitimité pour s’exprimer sur ces questions. Les enjeux stratégiques sont réels pour Bruxelles.
 
D’un point de vue géographique, la Suède & la Finlande sont des pays membres de  l’Union-Européenne. De plus, l’espace économique européen regroupe deux autres états « péri-arctique » : l’Islande (qui avait demandé son adhésion à l’Union avant de revenir sur sa demande le mois dernier) et la Norvège. Mais un des cas les plus intéressants selon moi est celui du Groenland, qui a le statut de PTOM Danois.
 
D’un point de vue politique maintenant, sur les huit pays membres du Conseil de l’Arctique (principal forum intergouvernemental sur l’Arctique), cinq sont membres de l'OTAN : le Canada, les Etats-Unis, le Danemark, ainsi que l’Islande et la Norvège. Restent la Russie, la Finlande et la Suède. La France a le statut d’observateur permanent depuis 2000,  à l’instar d’autres états de l’UE. 

Quelles sont les « politiques arctiques » de L’UE et ont-elles des possibilités d’actions ?

Concernant les programmes européens, la dimension septentrionale incarne le trait d'union entre l’UE et le Grand Nord. La dimension septentrionale est un des moteurs de la relation UE-Grand Nord. Il est question de mettre en place une politique visant à resserrer les liens entre les partenaires à travers le « Service européen pour l’Action extérieure » (SEAE).
 
Le second programme de développement régional est Interreg IV North, qui a pour objectif de reconnecter les territoires séparés, de promouvoir le développement économique des régions transfrontalières, et de faire de la région un espace de compétitivité, via le développement de compétences techniques (innovation, recherche scientifique, prévention des risques environnementaux en autre…). Le programme Kolarctic est l’outil financier de la zone nordique, un support qui s’étend au-delà des frontières de l’UE.
 
Même s’il est notable que Bruxelles ait eu un réveil tardif sur les questions arctiques, la commission a transmis en 2008 un communiqué dans lequel est défendue une stratégie européenne pour l’Arctique, reprit en 2011 et en 2014. Ce communiqué introduit différents sujets comme la recherche, l’environnement, les aides aux populations locales, l’exploitation des ressources naturelles évidemment, mais aussi les transports, la question de la paix, le tourisme et bien sur la pêche. Depuis 2005, il existe un programme de pêche intéressant, qui permet l’accès aux navires de pêches européens à  la ZEE groenlandaise, en échange d’un financement de programme éducatif. La démarche européenne en Arctique a trouvé son paroxysme très récemment (septembre 2014) lors du séminaire de présentation du « European-Union Innitiave Arctic Commission », piloté par la commission européenne et qui a donné lieu à la rédaction et à la présentation d’un rapport public.  

L’hypothèse d’un conflit arctique est-elle crédible ?

Pas vraiment, mais il y a plusieurs scénarii possibles. Plusieurs auteurs et chercheurs ont, pendant la décennie 2000-2010, annoncé un conflit ouvert classique. Leur analyse s’est avérée fausse. La coopération et les enjeux économiques sont trop importants pour que des tensions territoriales engendrent un conflit, à l’image de la mer de Chine Méridionale autour des îles Senkaku.

Néanmoins, il existe bel et bien des tensions territoriales et des divergences entre les Etats. Un des points faibles de la gouvernance arctique est l’absence de l’OTAN sur la zone ainsi que l’absence de politique militaro-sécuritaire au sein du conseil de l’Arctique. Ces questions sont de facto traitées de manière bilatérale. Bien entendu, avec ce constat et sans réel équilibre des forces des pays circumpolaires, les frictions géopolitiques peuvent avoir des impacts qu’économiques sur la zone.

« Guerre impossible, paix improbable » disait Raymond Aron. Cela résume bien l’hypothèse du conflit arctique, car aujourd’hui, un état engagé dans un conflit classique trouverait un avantage stratégique à passer par la zone arctique.
 

 

Géographe, spécialiste de la géopolitique de l’Arctique, Victor Chauvet est chercheur à l’Institut Prospective & Sécurité en Europe (IPSE), auteur de « La Triangulaire Diplomatique Danemark-Groenland-Union-Européenne »  (L’Harmattan , 2014), et co-fondateur du POLARISK Group

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