Plus de quatre ans après la constitution de son proto-État syro-irakien, Daech se retrouve sans territoire et sans califat. Son slogan des débuts « baqiya wa tatamaddad » (Demeurer et s’étendre) ne représente plus que l’échec d’une « utopie avortée », et son assise territoriale – à partir de laquelle le groupe avait pu promouvoir son idéologie, inspirer ses combattants et organiser des attentats à travers le monde – a totalement disparu. De retour à la clandestinité, les djihadistes de Daech ont opéré un repli stratégique qualifié de « retour de désert » dans la région d’Al-Anbar-Deir ez-Zor, et se retrouvent ainsi menacés de revenir à leur situation d’avant 2014.
Détermination, patience et résistance
Pour autant, le djihadisme semble bien avoir survécu à « l’utopie malheureuse » de la Hijrah, et notre ennemi se refuse à considérer la disparition de son califat comme la preuve d’une quelconque défaite. En effet, aux yeux des djihadistes, la chute de leur proto-État s’inscrit tout au contraire dans une histoire séculaire qui, des batailles du prophète Mahomet aux « guerres contre le terrorisme », en passant par les Croisades et l’époque des empires coloniaux, ne représente qu’un seul et même crime que les « vrais croyants » – disent-ils – finiront tôt ou tard par venger. Aussi, le noyau dirigeant de Daech avait-il anticipé ce « retour au désert », tant sur un plan rhétorique que stratégique. « Être tué est une victoire. Vous combattez un peuple qui ne peut connaître la défaite », déclarait ainsi Abu Muhammad al-Adnani, ancien porte-parole de l’État islamique dans la revue djihadiste Dabiq. Dès le mois de mai 2016, ce dernier affirmait que la perte des grandes villes et le retour au désert ne signifieraient en aucune manière la défaite du projet djihadiste :
« Pensez-vous que vous serez victorieux et que nous serons défaits si vous prenez Mossoul, Syrte ou Raqqa, ou même toutes les villes, et que nous retournons là où nous étions auparavant ? Sûrement pas ! Car la défaite, c’est perdre le désir et la volonté de se battre. »
Au moment où la campagne de Mossoul débutait à peine, Daech avait fait circuler un fascicule à Tel Afar, dans le nord de l’Irak, qui rappelait que « l’État islamique n’est pas un État de terres et d’espaces géographiques, mais a pour but de diffuser le vrai islam et de restaurer le djihad au sein de l’Oumma après des siècles d’humiliation et de dégradation ». Ainsi, le projet califal se voyait-il placé au second au plan par rapport à la propagation de l’idéologie salafiste djihadiste takfiriste (« le vrai islam ») et à l’imposition d’un djihad guerrier millénariste pour y parvenir. Par ailleurs, dans un message audio diffusé le 28 septembre 2017 (soit quelques semaines avant la chute de Raqqa), Abou Bakr al-Baghdadi exhortait déjà ses partisans à « résister » en poursuivant la lutte :
« Les chefs [du Califat] et ses soldats se sont rendu compte que, pour obtenir la grâce de Dieu et la victoire, il faut faire preuve de patience et résister face aux infidèles quelles que soient leurs alliances. »
Enfin, dans le court métrage de Daech, Flames of War II, mis en ligne le 29 novembre 2017 par le média al-Hayat, les propagandistes djihadistes ont repris des versets coraniques pour évoquer la nécessité de résister malgré les difficultés du moment, ainsi que la possibilité de vaincre un ennemi en supériorité numérique grâce à la détermination des « vrais croyants ». Ainsi, pour les cadres de l’organisation, la force de conviction des djihadistes finira par l’emporter sur la supériorité militaire adverse, et Dieu ne fait ici qu’éprouver ses « fidèles » par des défaites apparentes ou provisoires.
« Retour ou désert » et « djihad du pauvre »
Avec ou sans califat, Daech poursuit donc sa « mission » visant à exterminer les traitres « apostats » et à détruire l’ « illusion de la toute-puissance des Croisés ». Son « retour au désert » ne constitue que la répétition de ce qu’avait connu son prédécesseur, l’État islamique en Irak, entre 2009 et 2011, avant qu’il ne se lance dans une conquête fulgurante qui consacra l’apogée de l’État islamique d’Al-Baghdadi. Cette équation complexe pourrait tout à fait se renouveler, et notamment dès lors que la pression militaire aura diminué et que l’instabilité chronique de la région aura recréé les conditions propices au retour en force de l’organisation terroriste. En attendant, provisoirement dépourvus de moyens financiers et logistiques, les djihadistes adoptent des techniques de guérilla contre les forces armées syriennes, les positions kurdes ou les populations chiites d’Irak, et privilégient en Europe un « djihad du pauvre » basé sur des attaques de « novices » pas nécessairement sophistiquées ni « efficaces » (les échecs importants peu tant qu’ils contribuent à installer l’image d’une permanence du risque terroriste), mais bien plus fréquentes et animées par le thème de la martyrologie en réaction à l’effondrement du califat. Ces modes opératoires sont d’ailleurs explicitement mentionnés dans les écrits de plusieurs théoriciens du djihad global, et notamment dans ceux d’Abou Moussab al-Souri, architecte d’un « troisième djihad » dont la stratégie repose sur des attaques isolées, réalisées par de petites cellules infiltrées dans le « ventre mou » européen et sans lien avec un commandement central. De telles cellules pourraient très bien être alimentées par les quelques revenants qui seraient parvenus à disparaître dans la nature à l’issue de leur retour dans leur pays d’origine.
Une guerre idéologique à commencer
Bien que le projet d’un califat symbolisant la « prophétie divine » et le désaveu des « mécréants » semble pour le moment avorté, il continue de vivre dans les cœurs et les esprits djihadistes. Poursuivant son prophétisme millénariste, la propagande de Daech déclare ainsi à ses disciples que « la victoire est d’autant plus proche que nos ennemis croient l’avoir emporté ». Il est donc peu probable que la réalité militaire décourage ceux qui ont encore foi en ce projet de conquête et de conversion mondiale. En revanche, la disparition du califat risque de nourrir un ressentiment à partir duquel se prépareront de nouvelles opérations djihadistes, inspirées par le désir de venger l’intervention des « Croisés ». Cependant, la méconnaissance de l’idéologie djihadiste, la sous-estimation de la force théologico-politique de son dogme et de sa capacité de séduction expliquent notre difficulté à appréhender la menace ainsi que l’intensité de la haine dont nous faisons l’objet. Réduire la violence terroriste à des « délires irrationnels », c’est ignorer à la fois le propre du djihadisme, qui est un appel à rejoindre une communauté combattante ; la spécificité du salafisme, qui suppose l’adoption d’un système de pensée situé à l’opposé de nos valeurs démocratiques ; ainsi que les particularités de la rhétorique de Daech, qui ne se limite pas à encourager des attentats-suicides, mais défend une vision géopolitique basée sur la promesse d’une victoire eschatologique des « vrais croyants ». La lutte contre l’idéologie djihadiste s’avère donc fondamentale car il ne s’agit pas d’un simple « lavage de cerveau » qui engendrerait des êtres barbares, mais bien d’une vision de l’Histoire, d’une « mission » à l’échelle mondiale et d’une interprétation des textes sacrés, visant à imposer la « véritable » orthodoxie sunnite et à purger l’humanité de ses éléments « impurs ». Cette idéologie ne s’est pas éteinte avec la disparition du califat syro-irakien, et la menace terroriste a su trouver ses relais au sein de cellules dormantes basées notamment dans le Nangarhar afghan, le sud libyen, le Sinaï égyptien, l’est du Yémen et le sud des Philippines. Tel un cancer, l’EI métastase…
[Edouard VUIART, Après DAECH, la guerre idéologique continue, VA Press Editions, 2018]
[Edouard VUIART, Après DAECH, la guerre idéologique continue, VA Press Editions, 2018]