Le Summer of Love californien : entre idéal hippie et dérives
Le moment reste l’apogée d’une génération, d’un phénomène, d’un mouvement national, voire planétaire. Le mouvement hippie ainsi évoqué commence dès 1967-1968 avec la contestation contre la Guerre du Vietnam avec notamment le campus universitaire de Berkeley où les étudiants remettent en cause le monde de leurs pères, la guerre, le racisme et défendent une vision progressiste, « ouverte » qui restera après la fin de l’époque hippie. Au-delà de la Californie, le mouvement étudiant et la culture hippie se diffusent à la fin des années 1960 à l’étranger. Au cours de l’année 1968, l’agitation étudiante atteint les États-Unis, le Mexique, le Brésil, le Chili, la France, l’Espagne, l’Italie, les deux Allemagnes, la Pologne, la Tchécoslovaquie, le Japon, le Royaume-Uni. Néanmoins, c’est en Californie que la culture hippie se structure. À San Francisco, le Summer of Love se poursuit en musique voire dans le sexe afin de retrouver une époque perdue face à ce qu’il considère comme un monde immoral. Dans le quartier Haight-Ashbury à San Francisco, le mouvement hippie est relayé par la culture gay qui se développe alors en revendiquant plus de droits pour les minorités sexuelles. L’idée est de revendiquer ses droits sexuels ou sociaux face à la majorité blanche protestante WASP selon une rhétorique qui considère celle-ci comme oppressive.
À la Convention Démocrate de 1968 organisée à Chicago, des manifestations contre la Guerre du Vietnam provoquent l’intervention des forces de l’ordre. Le 4 mai 1970, sur le campus de l’Université du Kent, 4 étudiants sont tués involontairement par les forces de police lors de l’intervention des autorités. La chanson « Ohio » de CSNY leur rend hommage à travers les « four dead in Ohio ». L’ensemble de la contestation étudiante sur les campus ou ailleurs semble alors dégénérer et suscite la réaction du gouvernement de Californie de l’époque, Ronald Reagan. Surtout, la séquence hippie donne lieu à un véritable drame en Californie à la fin des années 1960. Charles Manson qui est alors une figure charismatique dotée d’une personnalité psychique complexe, parvient à réunir plusieurs jeunes femmes au sein de la Manson Family, une communauté hippie dans une zone reculée. À travers l’usage d’hallucinogènes et par sa force de conviction, Charles Manson les manipule afin qu’elles commettent des vols et des rapts. Le plus célèbre d’entre eux reste la séquestration et le meurtre de Sharon Tate, la fiancée du réalisateur Roman Polanski, le 9 août 1969. Le dernier film de Quentin Tarantino Once Upon a Time in Hollywood -littéralement, Il était une fois à Hollywood- campe ce drame.
Si le mouvement hippie se meurt, à première vue, en violence politique, en sexe, en drogue voire en meurtre, son héritage se poursuit en coulisses jusqu’à nos jours à travers la société, la politique et l’économie. Les valeurs hippies sont paradoxalement poursuivies postérieurement par Ronald Reagan et Steve Jobs.
La Californie de Ronald Reagan et Steve Jobs : l’épopée des temps modernes
Ronald Reagan est un personnage iconique de la Californie et de ses évolutions au cours du XXe siècle. Durant sa carrière d’acteur à Hollywood, il se distingue par des personnages masculins maîtres de leur destin et qui incarnent les valeurs américaines d’individualisme, de réussite. Il semble lui-même les incarner lorsqu’il s’engage plus en avant lors du Maccarthysme à la fin des années 1950. Il se montrera particulièrement conservateur en dénonçant ses collègues aux idées de gauche ou réputés communistes à travers des listes noires et des audiences publiques. Dix ans plus tard, quand l’acteur est devenu gouverneur de Californie, il incarne alors la majorité blanche et conservatrice qui refuse de voir se poursuivre les désordres et les violences qu’elle impute au mouvement hippie. Le gouverneur Reagan sollicite alors l’usage des forces de l’ordre pour endiguer les contestations étudiantes.
Ainsi, au moment où Woodstock vient de se terminer et Manson réalise ses méfaits, Reagan s’est déjà distingué par ses valeurs conservatrices en tant qu’acteur puis durant son mandat de gouverneur. Au cours de son itinéraire, d’acteur à Président, il restera d’une certaine façon le représentant de la majorité opposée aux dérives -supposées ou non- du courant hippie. Président en 1980, il incarne alors une autre révolution, celle qui succède à la révolution hippie de gauche progressiste. Au cours des années 1980, passé par les plateaux hollywoodiens et le cabinet du gouverneur à la Maison-Blanche, il va défendre une révolution conservatrice afin de remettre l’Amérique sur le « chemin de la réussite » après l’écueil de la Guerre du Vietnam. Il paraît représenter le contraire absolu du mouvement hippie en valorisant les valeurs traditionnelles de l’Amérique et la volonté de retrouver le chemin perdu au cours des dernières décennies. Les années 1950 semblent alors représenter un Eden qu’il faut à tout prix retrouver.
En réalité, sa révolution elle-même est issue des principes de l’ère hippie. La révolution libérale conservatrice ou néo-libérale a déjà été structurée par les penseurs de l’École de Chicago qui dénoncent la mainmise de l’État sur l’économie. Le libéralisme reaganien est en réalité lié à l’idéologie hippie en lui étant à la fois antagoniste et dérivé. La volonté de mettre en avant l’individualisme forcené à travers la réussite professionnelle est le pendant de l’épanouissement individuel défendu par les hippies. Ainsi, paradoxalement la révolution néo-libérale de Ronald Reagan est le pendant de la révolution hippie : elle y met fin, mais la prolonge indirectement à travers l’individualisme. L’émergence du Golden Boy dans les années 1980 marque à cet égard le retour du monde de la finance et des valeurs capitalistes. Le néolibéralisme travers les frontières des États-Unis et atteint le Chili d’Augusto Pinochet et la Grande-Bretagne de Margaret Tchatcher.
L’autre figure de ce mouvement de fond est l’entrepreneur Steve Jobs qui est devenu une figure incontournable du nouveau capitalisme, des nouvelles technologies. Son parcours illustre l’évolution des hippies jusqu’à l’émergence du yuppie dans les années 1980. Dans les années 1970, il est étudiant et est alors marqué par la culture hippie. Découvrant les balbutiements de l’informatique -ARPANET en 1969-, il fonde avec Steve Wozniak et Ronald Wayne la société Apple le 1er avril 1976. Cette entreprise est marquée par un capitalisme hybride, nouveau, étrange. Steve Jobs se dit inspiré par la volonté de changer le monde. Si l’idée de faire du profit est bien là, elle s’accompagne ou est dissimulée par cette conception nouvelle, issue du courant hippie, qui souhaite rendre la réalité plus conforme à leurs aspirations. Ces nouveaux entrepreneurs hippies-yuppies ne vendent pas un simple produit, ils vendent un concept, un Outil, une idée, un projet, une « certaine idée du monde ». Ainsi, dans un slogan publicitaire d’Apple en 1997, une affiche présente Steve Jobs accompagné d’un « Think Different » -Pensez « différent » -. Les produits d’Apple sont à cet égard représentatifs de ces conceptions. Steve Jobs, n’étant pas issu des cénacles capitalistes, développe des produits « uniques », des appareils-concepts, presque des œuvres d’art de l’informatique naissant. Sa gestion peu commune provoque alors des difficultés financières pour l’entreprise et suscite en retour l’ire des membres du Conseil d’Administration.
D’autres entrepreneurs émergeant dans les années 1970 et 1980 incarnent ce nouveau modèle capitaliste. En 1978, Ben Cohen et Jerry Greenfield fondent la marque de crèmes glacées Ben & Jerry’s qui deviendra une référence internationale dans le secteur alimentaire au cours des décennies suivantes. Aux origines, quand ils fondent leur entreprise, ils la considèrent comme un projet philanthropique. Ils ne se voient pas comme Henry Ford ou Rockefeller, mais comme des inspirateurs d’un projet qui doit contribuer à changer le monde. On voit ici la progressive mutation entre l’idéal hippie et le nouveau capitalisme yuppie des années 1980. Bill Gates, fondateur de Microsoft et John Hawk dans le monde du skate-board sont également des figures de ce capitalisme.
Au moment où Bill Gates et Steve Jobs émergent en Californie, l’ancienne Babylone capitaliste New York est déjà en pleine décadence. Dans les années 1970 et 1980, la ville de NYC est en banqueroute financière et elle concentre alors la délinquance, la drogue et la pauvreté. Central Park réunit les toximanes et prend le nom de Needle Park. Les rues se remplissent d’immondices et deviennent des zones dangereuses la nuit. La récente série The Deuce avec James Franco et Maggie Gyllenhaal illustre cette époque lorsque la Grosse Pomme était alors en pleine décadence. À l’échelle de la région, la Manufacturing Belt entre en déclin et ses industries traditionnelles (pétrole, mines, automobile) périclitent. Le centre économique du pays bascule progressivement du Nord Est, la Manufacturing Belt, à la Californie, la Sun Belt.
En effet, la Californie concentre peu à peu la naissance de la nouvelle révolution industrielle. Au cours de ce phénomène, l’internet et l’informatique sont le cœur de cette mutation. Là encore, la relation avec le mouvement hippie existe plus qu’il n’y paraît. Timothy Leary professeur de philosophie à l’Université de Berkeley conseille à ses étudiants de prendre de façon expérimentale du LSD. Cette drogue nouvelle à cette époque est issue de l’ergot de seigle, une réaction chimique des cultures qui existe depuis longtemps. Mais, le LSD connu comme tel a été synthétisé par le chimiste allemand Albert Hoffmann dans les années 1920 qui découvre ses puissants effets hallucinogènes. Dans les années 1960, la CIA utilise le LSD sur des espions soviétiques pensant qu’il s’agit d’un sérum de vérité. Puis, son usage hallucinogène se répand dans les milieux hippies. Il est utilisé pour ses prétendues capacités d’altérations cérébrales permettant selon ses défenseurs et ses consommateurs d’accéder à d’autres réalités, ou de découvrir de nouvelles perspectives de notre propre réalité. Selon Aldous Huxley, « lorsque les Portes de la Perception s’ouvriront, les choses apparaîtront telles qu’elles sont vraiment ». Ainsi, le LSD serait vu comme un outil pour accéder à ce portail et permettre un développement des capacités intellectuelles. Il faut toutefois rappeler le danger d’un tel produit et l’existence de phénomènes psychiques lourds. Des consommateurs de LSD sont ainsi restés « bloqués » devenant d’une certaine façon de véritables légumes. À la même époque, ARPANET, l’ancêtre d’Internet apparaît (1969) et on découvre alors le monde de réseaux virtuel. Timothy Leary fait lui-même le lien entre les connexions neuronales humaines, le réseau virtuel et le LSD. Selon lui, il s’agit de créer de « nouveaux mondes » virtuels ou non où les connexions qu’elles soient neuronales ou virtuelles atteignent un nouveau stade. À cet égard, l’auteur défend l’idée que le LSD pris dans un cadre expérimental doit aider à développer ces connexions. Steve Jobs lui-même a consommé cette drogue quand il était étudiant puis entrepreneur.
Au début des années 1980, un slogan est vu dans le métro parisien. On y lit « Je quitte ma communauté, je fonde ma société » ; on voit ici le dernier stade de la mutation hippie-yuppie. À cette époque, on se trouve 10 ans après l’émergence du mouvement hippie. Celui-ci a déjà montré ses limites comme on l’a montré précédemment notamment à travers la violence sur les campus universitaires et le drame de Sharon Tate. À l’échelle américaine et internationale, ce rêve absolu de progrès et de démocratie s’est soldé par un échec : le Cône Sud est dominé par les dictatures, la Guerre du Vietnam a laissé de profonds stigmates dans la société américaine. À Paris comme en Californie, le Summer of Love a laissé des sentiments amers et de la déception. Une idée se développe alors puisque le projet politique hippie a échoué, il s’agit de prendre acte et d’amorcer une nouvelle stratégie. Le moyen est de quitter sa communauté hippie et de fonder une société à même de réaliser l’idéal revendiqué. Ainsi, Steve Jobs, Bill Gates seraient parfaitement cohérents avec cette logique et chercheraient simplement à appliquer les idées hippies d’une autre façon pour une autre époque. On retrouve certaines analogies entre l’idéal hippie de 1969-1970 et la mentalité yuppie des années 1980. Premièrement, on a déjà souligné l’individualisme qui domine dans ces deux mouvements. L’individu est vu comme libre de son destin pour s’émanciper (hippie) ou s’enrichir et chercher la prospérité (yuppie). La volonté intrinsèque de changer le monde chez les hippies s’est muée au cours des décennies suivantes en un discours progressiste qui gomme les états de fait pour revendiquer l’application stricto sensu des principes défendus : droits des minorités, humanisme, antiracisme. Ce progressisme tend à développer une novlangue qui souhaite effacer la réalité au profit d’une perspective fantasmée où on applique les codes linguistiques inventés.
Face à cette mutation vers une réalité mercantile, on peut croire que l’idéal hippie est en soi même hypocrite ou a été dévoyé. En réalité, son apparition, sa structuration son évolution correspondent à la société américaine et ses propres valeurs. L’individualisme, le rôle des conceptions économiques voire même une vision millénariste ou pseudo religieuse du monde se retrouvent ainsi dans le mouvement hippie et son évolution. Puisque la voie politique « traditionnelle » n’a pas fonctionné, il s’agit de recourir à des moyens mercantiles pour faire triompher autrement les idées hippies.
La Californie, le nouvel Eldorado américain
À l’heure actuelle, la Californie confirme son statut de centre de la nouvelle économie numérique. Les sociétés mondialement connues Google (1998) et Facebook (2004) ont établi leur siège dans la Silicon Valley. Ce cœur de l’économie mondiale est le successeur de Manhattan. Comme du temps du Fordisme et du Taylorisme, cette nouvelle industrie a ses propres règles, codes et usages. Les valeurs post hippie se retrouvent dans les pratiques de travail : large temps consacré au loisir et à « l’épanouissement » de l’employé vu comme un individu unique. L’intérêt porté à la nature se retrouve dans les préoccupations écologiques des nouveaux bourgeois bohèmes et autres hipsters. L’intérêt porté aux minorités, à la nature et à l’épanouissement personnel est l’héritage du Summer of Love.
Si l’épanouissement et le progrès semblent régner en maître, il faut rappeler que cette image d’Épinal cache une profonde division sociale et économique. Au cours des dernières décennies, San Francisco est devenue une des villes les plus chères du pays dû au processus de gentrification qui pousse à la hausse vertigineuse du coût de la vie : loyers, dépenses quotidiennes, etc. Les zones huppées et les sièges des grandes entreprises dissimulent une grande pauvreté qui contribue à fracturer la société californienne. Hors de la Californie, dans l’Etat du Colorado, la ville de Boulders est également devenue emblématique de ce phénomène. La rhétorique issue du mouvement hippie, progressiste, s’accompagne d’une large gentrification qui pousse les classes populaires à la périphérie de la ville dû à la hausse du coût de la vie. Au-delà des dérives inhérentes à l’évolution du Summer of Love depuis 1968, la Californie poursuit sa mutation. La proportion de population d’origine hispanique et latino-américaine s’accroît progressivement dans des centres comme San Diego, Los Angeles. D’autre part, les tentations séparatistes en Californie ne semblent pas la quitter.
Références cinématographiques et musicales :
Taxi Driver, film de Martin Scorsese avec Robert De Niro et Jodie Foster, 1976. Les Doors, film d’Olivier Stone avec Val Kilmer et Meg Ryan, 1991. American Psycho, film de Mary Harron, avec Christian Bale, 2000. Jobs, film de Joshua Michael Stern, avec Ashton Kutcher, 2013. Once Upon a Time in Hollywood, film de Quentin Tarantino avec Brad Pitt, Leonardo Di Caprio et Margot Robbie, 2019. Rocketman, film de Dexter Fletcher, avec Taron Egerton, 2019. Harvey Milk, film de Gus Van Sant, avec Sean Penn, 2009. The Deuce, série de George Pelecanos et David Simon avec James Franco et Maggie Gyllenhaal, 2017-2019, 3 saisons. Ohio, Crosby, Stills, Nash & Young, 1970. L.A. Woman, The Doors, L.A. Woman, 1971. Oh Camil, Graham Nash, Wild Tales, 1973. Chicago, Crosby, Stills, Nash & Young, CSNY, 1974.